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Les Inrockuptibles
15/03/01



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Baise de classe
Frédéric Bonnaud

Après deux premiers essais agaçants mais prometteurs, Xavier Beauvois passe à la vitesse supérieure avec Selon Matthieu.
Récit d'une obsession aveuglante sur fond de lutte des classes, le film est aussi le constat rigoureux d'une revanche sociale mise en échec.


Les deux premiers films de Xavier Beauvois contenaient quelques beaux plans, comme les promesses éparses d'un film à venir. De Nord, on se souvient de celui du père à bord du ferry, saisi de dos, massif et perdant, cerné par les bouteilles d'alcool, au bord de son gouffre. Aussi inégal qu'encourageant, ce premier film se perdait parfois dans la naïveté (l'amitié avec les pêcheurs) pour se ressaisir lors de quelques séquences risquées et réussies (la masturbation maternelle, le final dans l'île). La trop évidente faiblesse de Beauvois acteur était compensée par son talent à prélever de larges et âpres rasades de réel, des lieux et des hommes saisis dans leur étroitesse.
Rapidement éreinté au napalm dans ces colonnes N"oublie pas que tu vas mourir ne laisse qu'un souvenir exaspéré. Trop peu dialectique pour être recevable, passant d 'une carte postale à une autre, trop plein d'un discours romanticard qui poussait au ricanement (l'exposé sur Delacroix), et grevé par l'obstination de Beauvois à se filmer lui-même, N'oublie pas... donnait moult verges pour se faire battre. Le film n'en contenait pas moins quelques beaux éclats, pour peu qu'on veuille bien le considérer comme une suite sarcastique d'errements stériles plutôt que comme du "fin de siècle" vachement fiévreux et jusqu'au boutiste.
Ce qui était bien difficile, tant Beauvois ne prenait pas le moindre recul face à des clichés qui finissaient par lui exploser à la gueule. Il n'empêche que quand il se filmait grelottant dans la cour d'une caserne, ou improvisant une collecte mensongère pour se procurer de la dope, il remportait un gain à la mesure des risques encourus : une sincérité de cinéaste, un emportement devenu rare, un manque de maîtrise et de rétention peu fréquent. Il n'allait nulle part, mais il y allait, vaille que vaille, la fleur au fusil.
Avec N'oublie pas..., Beauvois avait pourtant commencé à cerner son sujet à défaut d'avoir trouvé son cinéma. Littéralement aveuglé par la douleur et la peur de sa mort annoncée, son personnage se lançait dans une croisade absurde et autodestructrice.
Dans Selon Matthieu, le trait est plus précis, et Beauvois renonce à l'empoignade outrancière au profit d'une mise en scène discrète et apaisée, mais le sujet reste le même : l'aveuglement, la poursuite dans l'erreur, l'impossibilité de peser réellement sur le monde, et la colère stérile qui en découle. De loin, le meileur film de son auteur, celui qui fait fructifier le talent entrevu dans les deux précédents, Selon Matthieu risque de ne pas trouver un accueil à la hauteur de ses qualités. Justement parce que Beauvois a eu l'intelligence de mettre de la distance entre lui et son sujet, d'abord en choisissant le très sobre et impressionnant Benoit Magimel pour interprêter Matthieu, puis en posant sur son personnage un regard dénué de toute complaisance. Si on comprend la colère et l'impuissance que ressent Matthieu en voyant son père viré de l'usine où travaille toute la famille pour une histoire de cigarette fumée à son poste de travaille, au mépris des consignes et des avertissements, on comprend moins bien quel est son plan, comment il va réagir une fois que le père devenu chômeur a été retrouvé mort, écrasé par une voiture devant l'ANPE locale. Suicide ou accident ? Le film ne tranche pas. Ces incertitudes et ces trous dans le récit risquent de déconcerter.
A la différence de Ressources Humaines, qui fondait son efficacité dramaturgique sur un énorme coup de scénario (la découverte par le fils du licenciement programmé du père) et une empathie un peu trop affirmée avec le spectateur, Selon Matthieu ne se déroule pas comme du papier à musique. Après une première partie remarquable, fondée sur l'observation au scalpel de rituels communautaires et sociaux (la chasse, le mariage du frère aîné, la démision embarassée des syndicats), où Beauvois démontre qu'il est capable de faire exister des personnages en leur accordant toute la durée nécessaire, le film atteint son premier sommet avec la mort du père. Au lieu du pathos attendu, Beauvois se contente d'un pacte silencieux et montre la main de Matthieu sur le pied nu du cadavre. A partir de cet instant, le personnage n'est plus qu'une idée fixe, une obession qu'il s'agit d'inscrire dans les faits. Pas à pas, en respectant l'opacité fondamentale de Matthieu, sa solitude rageuse et sa soif butée de revanche, le film change de registre pour se faire le récit d'une vengeance. Alors que son propre inconscient lui hurle l'inanité de son entreprise, le temps d'une belle séquence onirique, Matthieu poursuit son but : baiser la femme du patron. Et il y parvient, évidemment. Et alors ? Alors rien, très logiquement, comme il se doit. La fiction promise - avec le grand cinéma américain comme modèle suggéré - se change vite en une banale coucherie franchouillarde où la grande bourgeoise (Nathalie Baye) visiblement habituée à ces escapades, énonce des banalités sur le jeu, la migraine, la mondialisation, sa vie sexuelle avec son mari ou le tourisme de masse. Elle fixe les règles du jeu ("Nous on ne s'aime pas, hein?), soumet son jeune amant au questionnaire de Proust, et le prend pour ce qu'il est : un passe-temps plutôt agréable, une manière comme une autre de tromper son ennui plus que son mari.
Et la déflagration tant espérée de se transformer en un pâle adultère bourgeois avec grand hôtels et petits dîners. Elle est telle qu'en elle-même, bien élevée et pas très maligne, et lui devient un prolo qui se manipule si bien lui-même qu'il se déguise en tout petit bourgeois, précautionneux et incapable de laisser exploser sa colère. Au risque de décevoir le spectateur qui attendrait du sadomasochisme à base de lutte des classes ou de la flamboyance mélodramatique là où il n'y a qu'une erreur et de la baise hygiénique, Beauvois pointe ce manque de lucidité affective et politique en une succession de séquences, tristes car vouées à l'échec, arrêtées parce que révélatrices de tout le poids d'une société, trop apte à digérer ce genre d'incident mineur pour s'en trouver bouleversée le moins du monde. Pour la femme du patron, l'adultère est la plus commune des fictions, la plus médiocre aussi, alors que Matthieu voit son entreprise vengeresse vouée à la dilution clandestine, sans gloire, ni éclat. Il ne se passe rien sinon que Matthieu s'enferre toujours davantage dans son erreur et se coupe des siens ; et Beauvois filme ce rien et cet arrachement avec une belle rigueur, une observation tranchante et sans pathos qui tire le film vers l'étude Balzacienne d'un caractère enfermé dans sa condition sociale et sa douleur de fils préféré.
Peut-être qu'un cinéaste plus mature et sûr de lui aurait suivi le mouvement de son film, plutôt que celui de son personnage, vers une fin qui aurait enregistré l'échec essouflé de la tentative de perturbation de l'ordre établi, version pessimiste et "moderne", ou sa métamorphose en un combat plus ample et efficient, version optimiste et didactique, au risque d'une "kenloachisation" du propos. Beauvois, lui, choisit la logique de Matthieu, celle de la rage qui se doit d'exploser une bonne fois, et n'échappe ni à la facilité scénaristique ni à la tentation de forcer le trait, jusque là impeccable de sécheresse. Si la soudaine boufée de lyrisme du final déséquilibre le film, elle ne parvient pas à faire oublier que Selon Matthieu est d'abord l'enregistrement d'une passion malheureuse donc un beau film.

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