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Libération
19/03/01



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Versailles enchanté
Gérard Lefort

L'humour formidable des Podalydès soulage et inquiète

Le premier film court de Bruno Podalydès, par ailleurs tout à fait sensationnel, s'appelait Versailles-Rive gauche. Son premier film long, par ailleurs complètement formidable, s'appelle Dieu seul me voit, et l'on notera qu'il est sous-titré, entre parenthèses, Versailles-Chantiers. Ce qui tendrait à prouver que Bruno Podalydès a à la fois une conception ferroviaire du cinéma et une certaine suite dans ses idées de cinéaste. Du film "rive gauche" au film "en chantier", une gare chasse l'autre, mais c'est de nouveau Versailles qui fait le joint. Dans cet esprit, le film aurait pu aussi bien être titré Prends gare à toi.
Donc, Versailles. Versailles et son château, modèle certifié du classicisme à la française, Versailles et ses Versaillais, estampillés parangon de la bourgeoisie la plus féroce depuis que la ville servit de QG à la répression de la Commune de Paris. Cependant, c'est se faire une conception pour le moins scolaire du classicisme que de l'imaginer tout en lignes très droites et perspectives dégagées. L'ordre classique, quel qu'il soit, n'est qu'un désordre qui, provisoirement, triomphe et qui emporte avec lui sa propre contestation. Ainsi du fameux parc de Versailles, nettement plus de traviole que l'on croit, et qui surtout ménage dans ses recoins quelques folies gratinées.

Marabout-de-ficelle. Bruno Podalydès est comme le parc de Versailles: un garçon très droit, plein de courbes. Comme disait Kant, il faut se méfier des rationalistes, ce sont les pires nomades. Ainsi, quand Podalydès, faussement benoît, déclare (in dossier de presse) qu'il a l'esprit d'escalier, le qui-vive s'impose. Certes dans Dieu seul me voit, Albert, personnage principal à plus d'un titre puisqu'il est interprêté par Denis Podalydès (frère de Bruno et coscénariste), est un homme qui, dans sa curiosité effrénée des femmes, procède, en effet, par étapes sur le pricipe du marabout-de-ficelle. Il voit une jolie fille dans la rue, suppose qu'elle est du quartier, suppute qu'elle est non seulement femme mais citoyenne et en conclut que, dans cette période d'élections municipales où se déroule le film, elle va aller voter. Le voilà donc assesseur au bureau de vote du coin, le plus sûr moyen estime t-il, de connaître son nom et son adresse. C'est complètement logique - d'ailleurs ça marche - et typiquement escalier, à condition d'admettre que la logique d'escalier consiste à sauter des marches, à en rater un maximum et, conséquemment, à souvent se péter la gueule. Ce qui fait rire puisque ça n'arrive qu'aux autres. Ce qui fait réfléchir et, du coup, moins rire, puisque ça arrive à tout le monde.

L'immense puissance comique de Dieu seul me voit est tout entière dans cet échaffaudage d'imprésivibilités où l'humour surgit toujours à l'insu des personnages qui l'instaurent et jamais à leurs dépens. Ce qui suffit à distinguer la bonne comédie de la mauvaise farce. C'est la qualité morale primordiale du film : étranger à toute zoologie sociale et autres épinglages plus ou moins cyniques des petits psychobobos de l'humain, l'humour de Dieu seul me voit nous soulage tout autant qu'il nous inquiète. Cette belle complexité qui a l'élégance de citer ses références (Tati, Tintin, Hitchcock, Capra, Truffaut) est à l'oeuvre dans la chair même du film. Ainsi d'Albert qui a du moins deux métiers. L'un visible et social ; preneur de son. L'autre moins visible mais tout aussi social : preneur de tout ce qui lui arrive, comme on dit "Valet qui prend" quand on joue au nain jaune. Albert est une éponge imbibée des autres. Ses chers copains, Otto (Jean-Noël Brouté), François (Michel Vuillermoz) ou Patrick (Philippe Uchan), et ses bonnes amies, Sophie (Isabelle Candelier), Corinne (Cécile Bouillot)et Anna (Jeanne Balibar). Albert est, au sens philosophique du terme, un mondain. C'est à dire un humain qui se ploie à l'humanité des autres, curieux d'adopter toutes leurs passions, qu'elles soient sexuelles, sociales, politiques ou bizarres, pour peu qu'elles lui conviennent, se combinent avec les siennes, bref, l'augmentent. Et le voilà avec Corinne impliqué dans une étonnante séance de baise sur le mode aéronautique. Et le voici avec Anna embarqué dans une stupéfiante déclaration d'amour à coups de verres jetés mutuellement au visage.

Le temps d'Albert. Mais il arrive aussi, c'est le destin de toute éponge, qu'Albert s'exprime. A force de se démener avec le timing des autres (prendra? prendra pas?), Albert bricole sur le tas un tempo qui n'appartient qu'à lui, une durée propre et singulière : le temps d'Albert. Et on le verra, preneur de son, intervenir dans le cadre lors d'une fort poilante interview télé d'un quelconque élu local. Podalydès dit d'Albert : "C'est le genre de type qui regarde sa montre dans une manif." Autant dire un gars qui va lui-même voir là-bas s'il y est, autant dire, mine de rien, un être foncièrement politique.
Dans cette construction célibataire, Albert ourdit des affections particulières : une obsession récurrente pour toutes les interprétations de la chanson Guantanamera, une hésitation infinie sur Cuba et son nombre de médecins par habitant, une conjugaison d'émoi et d'envie de vomir, une tentation de ne dialoguer qu'avec les autruches. Autant de doutes étranges heureusement irrésolus. En regardant Albert se démener, on croit voir un type qui saute à l'élastique au ralenti. Autant dire que le mouvement qui l'éloigne de nous et du centre de gravité du film l'en rapproche tout aussi sûrement. Si Albert est un gouffre de perplexité, chacun de ses proches est lui-même un abîme. Corinne, la fille sympa, qui travaille aux renseignements généraux. Anna, l'amie des intellectuels, qui se déplace en voiture électrique.
Voilà ce qui se passe avec Dieu seul me voit. A l'instar de son Albert, preneur de son, Bruno Podalydès nous tend la perche : on est bien avec les autres qu'à condition d'être seul avec soi-même et de s'y sentir serein.

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