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Les cahiers du cinéma
06/12/01



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SAUVAGE INNOCENCE
Thierry Jousse

Fatale attraction

C'est un Garrel romanesque, lyrique, stylisé, en noiret blanc. Un noiret blanc somptueux avecune gamme de nuances subtiles, un camaïeu de gris très sophistiqué à l'image d'un film où la ligne de partage entre ce noir et ce blanc se démultiplie en une série de zones intermédiaires oùles frontières entre le bien et le mal deviennent incertaines, troublantes et troublées. C'est aussi une fable qui cultive le paradoxe avecun humour desespéré et une fragile poésie. A première vue SAUVAGE INNOCENCE pourrait apparaître comme une énième variation sur le cinéma dans le cinéma, un film de plus sur un metteur en scène qui tente de faire un film avec préparation, tournage, drames et comédies, acteurs, cinéastes et producteurs qui s'accordent et se désaccordent . Ce genre de film dans le film, Grrel l'avait déjà pratiqué avec "Elle a passé tant d'heures sous les sunlights", oeuvre maudite à la beauté désolée, composée de fragments qui se font et se défont pouraboutir aux ruines d'un film impossible. Dece point de vue SAUVAGE INNOCENCE est comme une relecture des "sunlights" mais avecune maturité et une distance qui produisent un écart considérable.
Entre les deux films, dix-sept ans se sont écoulés, pendant lesquels Garrel n'acessé de revenir sur ses pas, sur les traces d'une vie jalonnée de morts, de fantômes, de destructions, mais aussi d'affirmations de vie, de reconstruction, de passage à la lumière. Cette obssession de l'autobiographie, réécrite, tordue sans cesse dans tous les sens, réaffirmée comme une pulsion à la fois mortuaire et salvatrice, SAUVAGE INNOCENCE la conjure avec panache et élégance. Car ici le procédé du film dans le film ne sert pas, comme parfois, la complaisance du cinéaste envers son art, mais bien au contraire, tient lieu d'un processus d'autoanalyse sauvage et sans apitoiement sur soi, voire d'un mouvement d'auto-ironie féroce et cruel.

SAUVAGE INNOCENCE est donc une fable qui met en scène un cinéaste ( Medhi Belhaj Kacem, sosie de Garrel jeune, petit poucet rêveur, feu follet à l'impassibilité fiévreuse) veut à tout prix faire un film contre la drogue pour venger son ex-compagne, Carole, ex-mannequin morte d'une overdose, qui sera interprétée par une jeune actrice (Julia Faure, gracieuse inconnue, véritable belle au bois dormant) dont il est tombé amoureux. Alors qu'il cherche de l'argent sans succès, il rencontre en chemin un aventurier (Michel Subor, ogre aux cheveux longs, extraordinaire prince déchu à la séduction toujours maléfique) qui lui propose de produire son film en échange d'un transport de valises pleines d'héroïne. Le cinéaste finit par accepter ce pacte faustien etse trouve prit dans un engrenage fatal ...
On voit déjà en quoi le sujet marque un territoire romanesque à la fois familieret décalé. Familiercar toute la mythologie garrelienne est là: fantôme de Nico, drogue, cinéma, amour et mort ... Décalé parce que la fabulation estcette fois ci plus directe et que l'ironie profonde du conte est pour le moins nouvelle chez l'auteur de "J' entends plus la guitare". Comme toujours chez Garrel, le personnage principal du film est un éternel enfant perdu qui refuse de viellir et qui croit au pouvoir salvateur de l'art et du cinéma, mais cette fois-ci sa naïveté est mise en lumière et prise au piège parle filmd'une manière imparable. Comme la plupart des derniersfilms de Garrel, SAUVAGE INNOCENCE est un requiem de chambre mais, cette fois-ci, habité par un sentiment nouveau du dérisoire et un pessimisme presque drolatique auxquels il ne nous avait pas habitués jusque là, même si l'humour, plutôtrare chez lui, n'étant pourtant pas complètement absent decertains de ses films antérieurs (certains moments de "J'entend plus la guitare", ou de "La naissance de l'amour" en témoignent). Théorème: le cinéaste est un agneau qui n'a aucune chance de s'en sortir dans un monde loups et, qui plus est, dont la dangereuse inconscience peut faire des dégats irréparables. Corollaire: le cinéma est un artdangereux qui peut tuer mais l'amour de l'art ne vaut pas de perdre la femme qu'on aime.
Paradoxe: ce conte philosophique dans lequel Garrel se moque de lui-même avec une santé rassurante - même si le film est comme toujours hanté par une mélancolie profonde et inaltérable- est aussi et surtout un objet qui réaffirme, avec une sûreté et une poésie rare, l'extraordinaire pouvoir d'évocation, presque mediumnique, du cinéma. Le noir et blanc, matière de prédilection du cinéaste Garrel (mêmesi il a aussi signé de magnifiques films en couleurs, au hasard, "La cicatrice intérieure", ou le récent"Vent de la nuit") est aussi la couleurdu deuil mais aussi du romanesque. L'incarnation de cette fiction, improbable chez n'importe quel autre cinéaste et parfaitementcrédible ici, passe par son inscription dans la chair même d'un noiret blanc, qui, par la grâce du grand Raoul Coutard, atteint dans SAUVAGE INNOCENCE une incandescence nouvelle. Rarement noiret blanc aura joué à ce point le double rôle d'accélérateur romanesque et de mise en condition climatique du spectateur. De même,la musicalité de chaque enchainement, la respiration interne de chaque plan, l'intuitive exactitude du rythme de chaque scène, le mélange de précision et d'abandon dechaque mouvement et de chaque geste conspirent à chaque instant à produire une forme qui semble sortie d'une autre époque du cinéma - tout à la fois le muet, le cinéma moderne, la série B Hollywoodienne- tout en étant parfaitement contemporaine. L'un des charmes de SAUVAGE INNOCENCEtient d'ailleurs àcemélange des temps qui confine à une sorte d'étrange intemporalité. Même si l'action semble située aujourd'hui, elle pourrait tout aussi bien se dérouler dans les années 60 ou 70, voire à une époque antérieure - les scènes du film dans le film, souvent hors temps, accentuent cette impression de no man's land temporel-maiscelà n'afinalement aucune importance, carce qui compte ici, c'est avant tout le temps de la fiction ou plutôt le temps du roman qui n'a nul besoin d'être localisé précisement. En cesens, SAUVAGE INNOCENCE est, comme "Le vent de la nuit", un film d'aventure qui vient en droite ligne du cinéma moderne, mais d'un cinéma moderne décanté, retravaillé, mis à distance au profit d'une fulgurance nouvelle qui navigue entre le rêve et la réalité. On a pas assez vu a quel point "Le vent de la nuit" marquait l'émergence d'un désir nouveau dans l'oeuvre de Garrel, désir d'intensité, de stylisation, de concentration romanesque que SAUVAGE INNOCENCE poursuit avec une complexité suplémentaire. Car ici, le désoeuvrement, grande figure garrelienne, est, comme dans certain des derniers livres de Debord ("Panégyrique ou les commentairtes sur la société du spectacle"), chargé d'une puissance mythologique nouvelle qui n'est en rien une forme d'aveuglement, mais une manière de suprême lucidité sur lemonde. Si SAUVAGE INNOCENCE rappelle "Le mépris", il pourrait tout aussi bien s'apparenter à un récit de Joseph Conrad ou de Scott Fitzgerald. C'est nouveau et ce n'est pas son moindre mérite.


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