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LE MONDE - Cannes 2003
06/01/04



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LEO EN JOUANT DANS LA COMPAGNIE DES HOMMES
Jean-Michel Frodon

ARNAUD DESPLECHIN SE LANCE A L'ASSAULT DES CITADELLES DE L'ARGENT

C'EST BEAU. C'est fort. C'est pas fini. C'est compliqué. On en est sûr très vite, spectateurs jettés dans le film comme dans un tourbillon, celà ne se démentira pas, au contraire ! Repartons de ce qu'on a d'a peu près assuré, le titre, même si lui aussi, avec ses guillemets et parenthèses, affiche d'emblée que se ne sera pas simple. LA COMPAGNIE DES HOMMES est, d'abord, le titre d'une pièce d'Edward Bond (pièce magnifique, publiée en France à L'Arche, traduction de Malika B. Durif), dont s'inspire le film. C'est aussi un jeu de mot.
"Compagnie" veut aussi dire "entreprise", et d'entreprises il est beaucoup question. D'entreprises de séduction, de trahison, de manipulation, mais surtout d'une grande entreprise industrielle; questions de raid boursier et de guerre pour des parts de marché, de rapports de classe, de pouvoir, d'argent, de désir, d'image et de mort. Mais pas seulement.

Déjà, chez Bond, l'oeuvre travaille le maillage de ses jeux de force avec les appartenances du sang et du
coeur. Mais "EN JOUANT", Desplechin joue, avec le texte, avec les références au théâtre et au cinéma, au cinéma noir américain, cinéma d'hommes, de durs, de traîtres, de crapules, oedipiennes et de justiciers masqués.

Desplechin fait jouer la pièce de Bond a ses interprêtes. d'abord, ils la répètent - ils ne sont ni en costumes, ni dans le décor, ils sont plus beaux encore. Tournées en vidéo, les répétitions apparaissent dans le film, interfèrent. C'est que tout ça ne va pas de soi. Le film cherche, il trouve souvent, pas toujours, la recherche est aussi passionnante que la trouvaille.
Et Desplechin (avec ses deux acolytes au scénario, Nicolas Saada et Emmanuel Bourdieu) fait encore jouer le texte avec ses echos, le polar bien sûr, mais aussi "La règle du jeu", de Jean renoir, très précisment et justement cité, la bible, Shakespeare. Dans LA COMPAGNIE DES HOMMES "ça manque de femmes", note Arnaud Despelchin, il appelle le vieux William S. à la rescousse. Place à la pauvre Ophélie, si c'est Anna Mouglalis, nul ne s'en plaindra.

On joue avec les noms des personnages comme avec les coupes entre les plans: "rough cuts". Dans le jargon, cet anglicisme désigne un montage encore en cours, est-ce vraiment que le réalisateur n'a pas eu le temps de finir avant la projectyion à Cannes ? On ne sait pas. On a vu ce film là comme il est, en déséquilibre. Son "inachèvement" lui sied, à supposer qu'un projet comme celui-ci puisse jamais être résolu. EN JOUANT DANS LA COMPAGNIE DES HOMMES (rough cut) n'est pas un ouvrage poli.

La caméra portée, la vibration des mots, souvent, semble t-il, de l'espace qui sépare et réunit les personnages,
font un trouble, un excès, qui peut (qui doit ?) déranger, qui pourtant retient, et entraine. pratqiuement toujours,
construite par paires, par couples, par duos, chque scène est une rencontre, un contre-champ, un duel, une empoignade. Le film gagne. il y a des explosions de violence terribles, des apparitions improbables, à l'image ( la baleine nucléaire qui a vomi Jonas), dans les limbes de la bande-son (la fin du monde, cent fois), aux frontières du sens (le sang sur le bébé), il y a des rimes de feu et d'eau. Cela vient quelquefois de la pièce, et quelquefois non.

TENSIONS, TROUBLES, RITES
Il y a les corps, on ne peut pas les décrire. Justement, c'est ce qui les rends si forts, si hantés, si présents.Choisissant ses interprêtes, Desplechin n'esquive rien, ne simplifie rien, au contraire. Les tensions du métissage, les suggestions troubles des rites d'appartenance, de fratrie, non secrètement redoublés par les peaux, les patronymes - Bouajila, sangare, Szabo, Yordanoff. L'héritier présomptif, trop présomptueux, le serviteur habité d'une angoisse et d'une fidélité destructrice, le traître, le grand prédateur: ils sont les personnages du récit, ils sont la mémoire des histoires que le cinéma nous a raconté, ils sont ce que diffuse leur corps, l'éclat de leur regard, le prasé de leur voix.
"En jouant ...", voici le joueur, le perdant, Hyppolite Girardot, étonnant, si pale, si sincère instrument, le regard rivé sur l'infini - piètre double du cinéaste peut-être. Même en se défiant des grands mots, il faut reconnaitre qu'il y a un coup de génie à aller chercher Jean-Paul Roussillon pour jouer le patriarche, le patron, le commandeur d'industrie. Non seulement Roussillon est d'une renversante puissance, brutale et tendre, mais il est excatement le contraire de ce que fait tout le cinéma français dès qu'il prétend montrer le pouvoir (surtout le grand pouvoir politico-financier) à l'écran.
ARNAUD DESPLECHIN sait, lui, qu'on ne peut pas le montrer, pas comme un trophé ou un cliché. C'est même l'enjeu de son film. Celui-ci tisse ses fils hétérogènes (mythologiques, psychanalytiques, sentimenatux, romanesques, etc ...), en une toile d'araignée biscornue., pour capturer en creux la réalité du pouvoir ici et maintenant. Le grand théâtre politique anglais (Bond et Shakespeare) et le grand cinéma politique américain
(le cinéma noir) sont les filets croisés entre lesquels il va tenter d'attraper ce monstre invisible.
Seul el cinéma Hollywoodien sait aujourd'hui représenter le pouvoir de plain pied, mais dans une connivence parfois masquée par les éventuelles protestations de correction politique. En europe, on a à coeur de montrer les victimes, parfois les exécutants, on ne fait pas des grands puissants des personnages de films. Compromission là-bas, impuissance ici: il semble que filmer l'ordre du monde du coté du pouvoir soit aussi dangereux, sinon impossible, que regarder la méduse en face.

Il y a un an, avec des armes cinématographiques bien différentes (une autre variante du bouclier de Persée) mais le même enjeu et le même combat, Olivier Assayas donnait à Cannes son plus beau film, et le plus mal comprsi "Demonlover". Cette fois, voici un vieux patron, son fidèle collaborateur, son fils adoptif, quelques autres: avec cette petite troupe, et son entrelacs de références, d'échos et de ricochets, mais aussi cette forme d'innocence héroïque qui est le travail même des acteurs, ici saisie dans sa nudité et sa bravoure,
Arnaud Desplechin offre de partager la quête fougeuse de EJ "DLCDH" (RC) étonnante, et très émouvante
invitation à une pensée rebelle.

JEAN-MICHEL FRODON.










































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