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Cahiers du cinéma
07/03/01



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La relève
Camille Nevers

Au travers de l'aventure d'un jeune homme étrange, La Sentinelle même plusieurs strates de récit et de vie : roman d'espionnage, description au scalpel des pratiques chirurgicales, éducation sentimentale, méditation politique. Sur un versant romanesque et contemporain, Arnaud Desplechin relance les dés d'un cinéma toujours moderne. Autopsie d'un film clinique, parmi les plus beaux vus à Cannes cette année.

LA SENTINELLE. Encore faut-il croire en un cinéma toujours capable de découvrir des histoires à dormir debout, ou même assis, des histoires nécessaires et nécessairement lasses de celles qui feignent de joindre l'utile à l'agréable, histoire de ne désorienter personne (un cinéma déboussolant, qui perdrait le nord, risquerait de perdre ses spectateurs les moins aventureux...); encore faut-il espérer de films jeunes qu'ils voient le monde différemment de ce que regarde la télé, de façon à ce que le temps retrouve une consistance historique - une conscience pour tout dire, moins durée finie de l'événement (le flash de l'info-diffusion) que celle, infinie, de la mémoire (le flash-back et le flash-forward d'une ciné-projection)... Sans mémoire, rien de neuf - juste du "flambant" sitôt réduit aux cendres et au silence : La Sentinelle est un effort de mémoire qui donne le signal d'un renouveau, alors à suivre...
On peut faire un monde d'un film, la preuve, ce premier long d'un jeune réalisateur qu'on savait doué (doué pour prolonger La Vie des morts prise en charge par la famille des vivants), qui délimite un territoire cinématographique et politique parcouru par plusieurs "classes" de personnages, celles de la diplomatie et son cortège d'espions, de l'art lyrique et ses leurres, de la machine légale et ses pratiques d'illégalité.
Si le film de Desplechin a droit à toute notre reconnaissance, c'est, concernant la mise en mémoire du cinéma, qu'il revient de loin, qu'il nous revient (comme nous revient la tête de quelqu'un...), tirant avec lui et à lui une vieille idée dont il rafraîchit la mémoire et restitue l'originalité formidable : cette idée d'un art impur qui donne à voir et peut-être à réfléchir, qui crée le lien entre soi et le monde, qui impressionne le réel en s'imprégnant du temps, et s'engage souvent à donner des nouvelles de l'Autre sans quoi rien n'ira plus. Sortant des chemins trop rebattus par le nombre de jeunes films français encore sous la couveuse de la Nouvelle Vague et ne s'en sortant plus, qui - mais parfois avec grand talent - limitent leur parcours aux quatre coins d'une chambre, aux quatre murs d'une habitation, aux quatre personnages d'une seule histoire d'amour, La Sentinelle accomplit son "parcours du combattant", un tour de ronde à la rencontre d'une trentaine d'hommes et de femmes, conduisant à presque autant de lieux faussement quelconques et construisant une sombre forteresse remplie de souterrains, d'alcôves en trompe-l'oeil, de salles de tortures, de portes dérobées, de salons en fête. Cela sent le complot ourdi, les luttes fratricides, la raison du plus fort, l'intrigue policière, amoureuse, politique. Voilà un film de l'ombre (se) débattant contre l'oscurantisme, qui brasse un monde en pleine confusion, hiérarchisée par d'aveuglantes certitudes comme autant de prétextes, moyen-âgeux, et restant sur sa "fin", de cette confusion, de cette fin idéologiques, historiques, politiques et philosophiques (que de hics !), qui du passé ont la tentation de faire table rase. Pour, qui sait ?, mieux le répéter.
Mathias, qui arpente ce territoire en perte de valeurs, fait l'épreuve du temps, projeté dans un no man's time aberrant où sans cesse il risque de "perdre la tête". Dans ce train entre l'Allemagne et la France, entre Aix-la-Chapelle et Paris, Mathias est confronté manu militari à Bleicher (Jean-Louis Richard), ce fantôme bien en chair, bien en colère, qui l'invective, violente sa bonne conscience d'étudiant sage; aussi brutalement déniaisé, le jeune bascule dans l'âge adulte, l'âge du tourment, et devenir adulte ne consiste sans doute en rien d'autre qu'à commencer à avoir mauvaise conscience. Donc à mentir. Il aura beau répéter "Non, ça va..." par la suite, avec son air de somnambule qui se réveille en plein cauchemar, rien ne va plus, les jeux sont faits, la Tête est là. Une tête réduite, momifiée et anonyme, en attente d'être identifiée, d'être élevée à la clarté d'une conscience, passée la simple horreur de son humanité inerte. Quelques saignements de nez, et puis "on s'habitue"... La véritable horreur est ailleurs. Du côté des vivants.
Ces vivants, Desplechin passe son temps à les scruter en accompagnant leurs mouvements, leurs inflexions, leurs regards croisés ou dérobés, leur manège - autour de Mathias, "centre de gravité fuyant". La soeur retrouvée, les amis vrais et faux, les diplomates assurément nerveux, les apprentis médecins légistes, les jeunes filles en fleurs, tous sont investis d'une mission qui les dépasse, mais qu'il leur faut accomplir sous peine de perdre la face, quitte alors même à en perdre la vie. Empêtrés dans une logique de l'Histoire, avec ou sans majuscule, dans une règle du jeu où chacun a ses raisons (qui ignorent celles du coeur...), à chacun sa fonction, et tous ont peur. Un sentiment d'effroi parcourt le film comme un long frisson; derrière l'insolence policée de ces jeunes gens de la haute, se cache la mauvaise conscience de leurs aînés, d'un vieux mal rapiécé qui craque aux entournures : les frontières perdent peu à peu leurs repères sans que la morale y gagne. Tous en feront les frais. Dernier repère dans ce film-sentinelle, cette Tête fossilisée que Mathias dissèque à la recherche d'une histoire coûte que coûte, d'une mémoire perdue (coupable) classée "secret d'Etat". Maladroit, égoïste, presque passif, Mathias a pour seule force son entêtement, cet acharnement à vouloir croire "l'espion" Bleicher plutôt que William, fraîche recrue de la DGSE. Il reste vigilant, se tient sur ses gardes, avançant à reculons et à tâtons vers la prise de conscience d'un monde (ce monde ébauché à Yalta que mime le tout début du film) en train de s'effacer, cédant place à des charniers passés, peut-être à venir...
Mais au-delà de la foule des questions que pose au réel (à nous tous, hic et nunc) le prisme d'une fiction mi-fantastique, mi-d'espionnage (donc entièrement politique, mais rien à voir avec les "fictions de gauche" des années 70), La Sentinelle instaure un rapport au temps et une relation aux personnages qu'il présente, qui tous ont une existence particulière et forte (Mathias, Claude, Jean-Jacques, Marie, William, Simon, Nathalie, mais aussi les simples figures de Varins, du prêtre, du Russe racontant les camps en Sibérie, des médecins, etc.) et au contraire de ce que La Vie des morts laissait présager, ce premier long métrage n'est pas un film de groupe, mais un film "vu" à la première personne, à travers le regard de Mathias, figure foncièrement solitaire. Desplechin use à fond de cette nouvelle liberté, multipliant les ellipses (la plus belle : Mathias retrouve sa chambre sans dessus dessous alors que le fouteur de désordre, William, prend tranquillement un bain) ou à l'inverse étirant certaines scènes dans la durée (toutes celles mettant face à face Mathias et la tête), selon un rythme heurté, saccadé, non linéaire, parfois franchement audacieux (le retour en arrière en plein milieu du film, lors du récit par Mathias de sa rencontre avec Bleicher dans un café, qui cumule deux points de vue à la fois : celui de Mathias - la bande-son - et celui du sbire qui le surveille de loin - la bande-image). La Sentinelle est une oeuvre dans son temps et, tout à la fois, une approche renouvelée de mise en scène du temps, d'une durée de sa conscience. C'est une définition possible de ce à partir de quoi on reconnaît la modernité.
Pareille maîtrise de la part d'un jeune cinéaste (et même de plus vieux) dans l'économie de l'espace et du temps cinématographiques, originalité sans trop d'ostentation, ne trouvent guère d'équivalent dans le cinéma de ces dernières années : les films des frères Coen - dont les thèmes dans Miller's Crossing et Barton Fink ne sont au fond pas très éloignés de ceux de Desplechin. Le Français, comme les Américains, se donne les moyens de revisiter un genre pour y établir ses propres critères d'interprétation du monde, y graver sa propre mélancolie et communiquer l'angoisse sourde d'un monde qui n'aurait plus toute sa tête...

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