toute la collection   


02/07/07



 en savoir plus sur LE PETIT LIEUTENANT
 en savoir plus sur Xavier Beauvois
 retour
ENTRETIEN AVEC XAVIER BEAUVOIS (LE PETIT LIEUTENANT)


Pourquoi ce film-là devait se passer dans le milieu de la police ?

C’était d’abord l’envie de me frotter à l’idée du film de genre, comme le polar. Et le sujet sur l’alcool n’est pas facile à caser, à produire : donc si on peut mettre un sujet comme celui-là dans un polar, ça permet de noyer l’histoire... Au début, je me suis intéressé aux voyous. J’en ai vu quelques-uns, mais je les ai trouvés trop paranos. La prison, ça les rend compliqués comme garçons. Ensuite, des flics m’ont confirmé que les beaux voyous n’existent plus vraiment. Il ne reste que quelques braqueurs de fourgons et des proxénètes russes. La grande délinquance est en col blanc. C’est fini l’époque des Mémé Guerini, des Francis le Belge, des voyous à l’ancienne. Maintenant, tout le monde balance tout le monde. Donc je suis allé voir les flics et j’ai passé beaucoup de temps avec eux au quotidien. Je n’avais pas prévu que ce serait aussi intéressant comme métier : ça me convient très bien, ça m’a beaucoup excité. Mais je n’y connaissais rien, c’était une découverte totale. Au début, les flics ne m’ont pas montré grand-chose puis, plus ça allait, plus on est devenu potes, plus je suis allé loin.

Qu’est-ce qui t’a surpris le plus chez les flics ?

Le côté normal de ces gens-là, très peu pervers comparés aux artistes, aux gens de cinéma que je connais. Les flics sont des gens assez carrés, assez simples, sans le côté cow-boys qu’on voit dans tous les films. Des gens normaux, qui vont déposer leurs enfants à l’école avant de prendre leur flingue et d’aller au boulot... Mais comme ils voient des choses assez immondes, ils font un peu les poubelles de la société. Du coup, ils sont tous dotés d’un certain sens de l’humour, sans lequel ils ne pourraient pas survivre - comme les médecins et les reporters de guerre. Et ils ont toujours des trucs intéressants à raconter. Au début, en écrivant le scénario, je racontais à mes copains les expériences que je vivais en débutant dans la police : je passais pour un lieutenant, donc je découvrais avec les yeux d’un novice. Puis je me suis demandé pourquoi je ne raconterais pas ce que je vois ; c’est là que j’ai eu l’idée de prendre comme héros un type qui sort de l’école, qui choisit un bon poste, qui arrive et qui découvre. On peut alors découvrir avec lui.

Pourquoi, dans le cinéma ou à la télévision, la police est-elle représentée si différemment de ce qu’on voit dans ton film ?

La majorité des gens des séries télé n’ont jamais foutu les pieds dans un vrai commissariat, donc s’imaginent des trucs : c’est du grand n’importe quoi. L’autre jour, je voyais une série : les flics sortaient du commissariat avec leur brassard «police» comme des zombies ; mais le brassard police, c’est quand tu arrêtes quelqu’un, tu le mets pour qu’on ne te confonde pas avec un voyou. Alors qu’au quotidien, le but est que tu sois en civil, qu’on ne te reconnaisse pas. Donc par quel miracle peuvent-ils tous sortir d’un commissariat avec leur brassard ?! Les gens s’inspirent des films qu’ils ont vus, qui eux mêmes se sont inspirés de bouquins, des bouquins qui se sont inspirés de films – et comme tout le monde s’inspire de tout le monde mais que personne ne retourne à la source, on en arrive à des trucs abracadabrants. C’était un luxe pour moi d’y aller toutes les semaines, de boire des coups, manger, discuter, parler au téléphone avec les flics. Tout ce temps passé avec eux permet de tout comprendre du métier. Mais il faut pour ça que tu deviennes un flic tout de suite - sinon, tu ne peux aller nulle part avec eux. Le truc, c’est d’immédiatement s’habiller et parler comme un flic, pour que tout le monde te prenne pour l’un d’eux, que tu puisses assister à gens de mon équipe de tournage. J’aime beaucoup leur faire plaisir, de temps en temps je leur file un petit rôle. Le problème des petits rôles, c’est que tu ne peux pas, en une scène, faire exister un personnage avec un acteur plus ou moins connu : les spectateurs ne verront que l’acteur. Par contre, ils vont bien vouloir croire à quelqu’un qu’ils n’ont jamais vu. C’est une théorie désastreuse pour les acteurs : ça leur enlève du boulot.

Sur cette trame policière, ton film se fiche ensuite des codes narratifs du «film policier».

Il n’y a pas de code pour le métier de cinéaste : on fait ce qu’on veut. Mais j’ai respecté la logique de ce que j’ai vu. C’est pour ça que j’ai pris une affaire anodine : dans la réalité, il y a beaucoup d’affaires minables, des crimes à 300 euros, pas du tout glamour comme dans les autres films.

Un certain désenchantement traverse tout le film...

Je veux toujours que mes films reflètent l’état de la société à ce moment-là. Les jeunes sont désenchantés, ils ne savent plus pour quoi voter - faut voter oui, faut voter non ? Tu ne comprends rien, il y a la guerre, les attentats, la misère, techniquement on ne voit pas vraiment ce qu’on pourrait encore nous inventer tellement on a tout - la télé dans la poche, sur son portable, tout le monde voyage... De plus en plus de jeunes fument ou boivent de plus en plus tôt parce qu’ils ne croient en rien. Je veux que le film ait la même odeur que la société. Si elle change, dans 50 ans le film sera toujours un témoignage de l’odeur de la société à cette époque-là. Dans N’OUBLIE PAS QUE TU VAS MOURIR, j’avais insisté pour mettre la date au générique. Et le SIDA est toujours là.

LE PETIT LIEUTENANT est très explicite sur la violence faite aux étrangers.

Le racisme, ce n’est pas que Le Pen ou de Villiers, mais des gestes de tous les jours qui font subir une violence réelle aux étrangers. On m’a demandé si je n’avais pas peur qu’on me trouve raciste : «dans le film, ce sont des étrangers, de méchants Russes, pourquoi pas de méchants Français ?» D’abord parce que sur cent personnes en garde à vue, 95% sont d’origine étrangère : ça, c’est la réalité. Ce sont des gens qui sont plus dans le besoin, qui font plus de conneries, c’est logique. Comment peut-on me reprocher d’être raciste alors que le film montre à voir le racisme ?

Les seuls moments qui échappent à la violence sont des moments d’amour ou d’amitié, très courts.

Ou de picole. Le bar est pour moi un endroit très important, c’est là que tu vois toutes sortes de gens : un passage obligé pour un cinéaste. Dans la vie, beaucoup de choses se font dans les bars : on y rencontre des acteurs, on se donne des rendez-vous, on s’y retrouve après un enterrement, on y fête de nombreux moments de la vie. Au Moyen-Âge, les gens se rencontraient dans les cathédrales : ils y faisaient du business, y draguaient, y réglaient leurs problèmes. Les débuts du théâtre ont eu lieu dans les cathédrales. Maintenant, c’est le bistrot. La grande différence, c’est qu’on peut picoler.

Deux fois, le film passe par la visite de Vaudieu aux Alcooliques Anonymes.

Quand tu veux arrêter de boire, comme elle, le fait de ne pas boire t’obsède. Mais on ne peut pas filmer l’intérieur du cerveau des gens, on ne peut montrer des pensées obsédantes en permanence, donc deux fois ces scènes rappellent le problème de l’alcool.

Ton regard sur l’alcool est froid, sans indulgence mais sans condamnation.

On peut condamner un vice, pas une maladie.

Avec cette idée que pour supporter la vie, on ne peut finalement se passer de drogue, celle-ci ou une autre ?

Toutes les sociétés de l’Histoire, pour supporter la vie, ont eu besoin d’une béquille. Au fin fond de la forêt amazonienne, les mecs abattent des arbres, font un alcool avec leur pulpe et se déchirent avec ça. Partout, on fume des trucs insensés, l’homme trouve toujours un moyen. Je me suis toujours dit que dans Astérix, on pourrait remplacer la potion magique par de l’alcool et ce serait très crédible – sauf qu’Obélix n’a pas le droit d’y toucher parce que ses parents sont alcooliques. Lorsque je parlais avec les ouvriers de SELON MATTHIEU, je comprenais qu’ils avaient tous besoin de quelque chose : tu ne peux pas faire des gestes répétitifs toute la journée si tu n’es pas un peu stone. La guerre c’est pareil, les mecs sont torchés avant d’aller se battre. Même chose dans la police : après avoir fait l’autopsie d’une mère et de ses trois enfants tués à coup de masse, la première chose que tu fais quand tu sors de là est d’aller au bistro d’en face et de t’envoyer trois cognacs. Sinon, tu ne tiens pas.

Pourquoi notre société est-elle si hypocrite vis-à-vis de ces drogues nécessaires ?

Tout le monde sait que tout le monde est dopé. Partout et dans tous les sports, même à la pétanque. Simplement il ne faut pas le montrer, il faut que ça reste discret, celui qui n’est pas discret dérange. Parce qu’un alcoolique, c’est quelqu’un qui boit autant que vous mais que vous n’aimez pas.

Pourquoi avoir fait du petit lieutenant, Antoine (Jalil Lespert), un personnage aussi tendre, aussi gentil, aussi naïf ?

Je l’ai toujours vu comme un mec gentil : le nom de petit lieutenant est affectueux, il faut qu’on s’attache à lui. Sinon, on n’est pas ému quand il meurt. Des flics, il y en a beaucoup d’adorables et c’est difficile de faire comprendre qu’il y a des flics très sympas, drôles, s’intéressant à beaucoup de choses. Pas du tout le cliché du gros con moustachu en uniforme.

La plupart des personnages secondaires sont assez hauts en couleur. Le petit lieutenant, lui, est un peu en retrait, sans aspérités en apparence.

Il sort de l’école, il ne peut pas avoir le même comportement déjà installé, il ne peut pas laisser aller son caractère : tu es jugé, observé, tu as des responsabilités, tu as un flingue et tu viens juste de sortir de l’école. Il est dans la même position que moi lorsque j’étais stagiaire à la mise en scène - même si j’étais assez haut en couleur, ce qui était assez mal vu par les directeurs de production... Non, il faut se la jouer un peu discret. Après un an ou deux, il pourra commencer à être plus à l’aise.

Le petit lieutenant a du mal à vivre simplement le quotidien, en couple avec sa femme.

Le quotidien, il n’en veut pas. Je suis devenu cinéaste à cause des films, parce que je ne veux pas passer ma vie dans un bureau et parce qu’il se passe des choses imprévues dans mon métier. Comme chez les flics, qui arrivent le matin sans savoir ce qui va se passer la seconde suivante. Ça, c’est très jouissif, ça n’a pas de prix : tu ne sais pas ce que va être ton programme de la journée - quatre tonnes de shit, un braquage ou rien du tout. Il y a pas mal de points communs entre les flics et les cinéastes. On a accès aux endroits interdits. On a le droit d’aller partout, les autres non.

Le paradoxe est que tu te passionnes pour la vraie vie mais que grâce au cinéma, tu peux y échapper.

Oui, un critique a parlé de délinquance légale : avoir le droit de faire des choses interdites, bénéficier de passe-droit, griller la queue. On se sent privilégié... mais pas surhomme. C’est de la pure curiosité. L’autopsie que j’ai mise dans le film par exemple : c’est fascinant, j’ai toujours rêvé de voir ça une fois, tu ne peux pas passer une vie sans savoir comment c’est fait à l’intérieur. Tout le monde ne peut pas le faire et je l’ai fait.

Le personnage de Vaudieu devait à l’origine être un homme. Qu’as-tu obtenu de plus en donnant le rôle à Nathalie Baye ?

Ça apporte de la tendresse. On est plus ému, tout est beaucoup plus fragile que si c’était un homme. Je n’imagine plus la dernière scène du film avec un homme : je n’aurais pas pu finir sur un visage d’homme. Et une femme qui boit, c’est toujours plus triste qu’un homme.

Le film est construit en diptyque, commençant avec un personnage pour se terminer sur l’autre.

J’appelle ça la prise de pouvoir par Vaudieu sur le film. Je commence sur un jeune mec, le petit lieutenant, et tout le monde croit que le sujet est un polar sur le petit lieutenant. Et à la fin tu te demandes si ce n’est pas un film sur l’alcoolisme, sur les traces qu’il laisse sur une femme.

Avais-tu dès l’origine l’idée que le film serait aussi un autoportrait constitué de plusieurs personnages ?

C’est d’abord venu de façon inconsciente, ensuite je m’en suis rendu compte et j’y suis allé plus à fond. Faire un autoportrait en partie via un personnage féminin, je ne sais pas si c’est quelque chose que j’aurais pu faire il y a quelques années.

Tu travailles avec Nathalie Baye pour la deuxième fois consécutive, après SELON MATTHIEU. Qu’est-ce qui te touche chez l’actrice et chez la femme ?

Ce que j’aime beaucoup chez elle, et c’est pour ça que ça colle bien avec moi, c’est qu’elle est très forte, puissante, intelligente, énergique, mais qu’elle a l’air tellement fragile. Son côté petite danseuse me touche beaucoup. Moi aussi j’ai des côtés très forts et d’autres assez fragiles. J’avais besoin pour ce personnage de quelqu’un qui me donne entière confiance, à qui je ne sois pas obligé d’expliquer tout ce que je veux, tout ce que je suis en train de faire. Ça s’était déjà tellement bien passé sur SELON MATTHIEU que je savais qu’elle me ferait confiance, qu’elle s’abandonnerait complètement. Ça se fait dans une intelligence qui ne passe pas par des discussions intellectuelles. Ce sont plutôt des atomes crochus, des cerveaux qui fonctionnent sur la même longueur d’onde. C’est exactement ce qui s’est passé sur ce film avec tous les acteurs, avec Roschdy Zem, Jalil Lespert, Jacques Perrin, avec Antoine Chappey : il n’y avait quasiment pas de discussions sur la direction d’acteurs, j’avais l’impression qu’ils avaient tout compris. C’est agréable de sentir que tu as tout un plateau qui pense comme toi. Le seul danger, c’était qu’on était souvent assez proche du fou rire, c’était à qui allait partir en premier : Chappey, il fait déjà rire sans rien faire, Nathalie Baye c’est la première qui part dans les fous rires, Roschdy Zem et Patrick Chauvel sont de gros comiques aussi. J’étais en osmose avec ces acteurs.

Qu’est-ce que Jalil Lespert a apporté au personnage du petit lieutenant ?

La droiture du petit lieutenant, son côté profondément honnête, sa gentillesse, le fait qu’on l’aime tout de suite. J’ai laissé faire Jalil Lespert parce que j’ai l’impression qu’il est entré dans le film en 15 secondes. Quand on a tourné les scènes à l’École de Police, il est arrivé, a mis son uniforme immédiatement, a demandé comment ça se passait à un vrai flic. Quelques minutes après il a fait «ok j’ai compris», puis est devenu le petit lieutenant en direct devant la caméra - parce que je tournais déjà à ce moment-là. Je n’ai pas l’impression de l’avoir beaucoup dirigé, il a fouiné un peu et a tout pigé seul. Ensuite, je tenais à ce qu’il emmène sa carte de flic, son brassard, son flingue, les menottes chez lui pendant tout le tournage... On s’est bien marrés.

Jouer au flic est un fantasme d’enfant. Comment concilier cet amusement et la rigueur du film ?

La rigueur, on peut l’avoir en s’amusant, ce n’est pas un problème : on peut vraiment déconner sur un plateau et faire les plans les plus rigoureux, les plus vrais. Moi, je ne peux pas tourner dans le psychodrame permanent, il faut qu’on rigole, que l’équipe se marre. On fait du cinéma, on ne travaille pas dans une banque, hors de question qu’on fasse la gueule. À partir du moment où les gens bossent bien, ils ont le droit de faire des blagues, ils font ce qu’ils veulent. Il faut que ce soit rock’n’roll. Sur beaucoup de tournages, on a l’impression qu’ils sont tous en charentaises, ça me stresse : je n’ose pas faire une blague, dire un mot plus haut que l’autre, tu as l’impression que c’est un métier normal. Or moi, je n’ai pas du tout l’impression de faire un métier normal. Lorsque je tourne plusieurs jours dans le même décor, j’ai déjà l’impression qu’une routine s’installe et ça, c’est pas possible.

Il y a une grande part de toi dans le personnage joué par Jalil Lespert et pourtant vous êtes a priori très différents.

Je me sens plus proche du personnage de Vaudieu. Par exemple quand le commissaire lui dit «ça fait trois ans que vous ne foutez rien», elle répond «non, ça va mieux» : j’ai l’impression que c’est moi qui parle à mon producteur.

Tu ne devais pas jouer dans le film à l’origine, finalement tu t’es donné le seul mauvais rôle, celui du flic réac.

Les acteurs ont beaucoup de mal à accepter de ne rien faire. Or dans le groupe criminel du petit lieutenant ils sont six ou sept, donc il faut accepter de jouer des trucs marrants puis, le reste du temps, d’être figurant. Ensuite, ils ont du mal à être cons, à dire des trucs racistes. Le personnage de Skeletor par exemple devait faire une blague raciste, mais le copain qui joue le rôle ne voulait pas. Pour que ce soit réaliste, il fallait un personnage comme celui que je joue : il n’y a pas que de bons côtés chez les flics, faut pas rêver non plus, ce ne sont pas que des anges. Il fallait que quelqu’un représente ce côté-là. Au début je ne devais pas jouer, puis j’en avais trop envie. Pour le plaisir de m’amuser avec eux. Le tournage, pour moi, c’est la récré, ma passion. J’avais envie d’entrer dans le film : comme j’avais joué au flic dans la réalité pendant plusieurs mois, c’était impossible que je ne le fasse pas pour de faux dans mon film. Jouer, pour un acteur, c’est aussi s’amuser. C’est marrant de jouer aux gendarmes et aux voleurs comme quand on est petit. Sauf que là, ça coûte quelques millions de francs, que tu as de vraies voitures de police, des gyrophares,des mitraillettes, des figurants, tu bloques des rues, tu tires des coups de feu... Tu peux faire un film rigoureux et t’amuser comme un enfant en même temps.

Une scène comme celle où le petit lieutenant traverse le couloir jusqu’à la brigade des stups est-elle elle aussi improvisée ?

C’est l’un des rares plans dont j’avais prévu le découpage longtemps avant : un plan séquence parce que je voulais qu’on voie la longueur du couloir, c’est une initiation. Ça symbolise un peu le rêve du petit lieutenant, il n’a plus que 30 mètres de couloir à faire pour le toucher, c’est comme une nouvelle naissance. Au bout, c’est un vrai flic, il trinque, se lâche, il y a de la came, on boit, on fait des blagues, il est des nôtres. Dans cette scène-là, je n’ai pris que des vrais flics. Je leur ai juste dit : «vous l’avez fait des dizaines de fois, souvent vous avez des petites teufs parce que vous avez chopé de la came. Et souvent vous accueillez des gars qui arrivent de l’école. Ben là, vous faites pareil.» Et en deux prises, c’est dans la boîte, si tu leur dis aussi tranquillement que ça.

Et tous leurs dialogues sont improvisés ?

Oui, ils ont tout inventé. Et ça, je l’obtiens tout de suite : je les destresse, j’essaye de les faire marrer pour que ce soit la récré pour eux. C’est ma façon de les diriger, de les mettre en scène, sans qu’ils s’en rendent compte. Il faut jouer quand ça tourne et surtout ne pas se prendre la tête avant. La preuve, c’est que ça marche : ces mecs n’ont jamais joué de leur vie mais ils t’inventent les dialogues, ils sont bons. Cette façon de faire, j’y arrive de plus en plus facilement - sauf avec les comédiens de théâtre, j’ai du mal. Comme Delon, je pense qu’il y a les acteurs et les comédiens. Et je ne supporte pas le théâtre et les comédiens : ils en font trop, ils ne sont pas les personnages mais les jouent. Avec les comédiens, on n’a pas d’atomes crochus. Moi, je veux que les mecs soient les personnages, je ne veux pas qu’ils apprennent leur texte avant mais le matin même, au maquillage. C’est une façon décontractée et en même temps très réfléchie de travailler.

Tu joues en permanence sur le mélange fiction/réalité. Y a-t-il des moments où ça ne fonctionne pas ?

Non, ça marche. Quand tu mets un vrai SDF polonais face à Nathalie Baye, ça marche merveilleusement bien - pourtant, lui ne comprend rien de ce qui lui arrive, il dort dehors puis, d’un seul coup, se retrouve sur un tournage. Là, je le détends car il tremblait, il avait peur de jouer, je lui demande s’il veut boire un verre. Puis je le stresse un peu, car il est sensé avoir peur dans le film. Avant, j’ai quand même fait des essais, j’en ai vu plusieurs. Beaucoup peuvent être très bons, car les gens jouent dans la vie : quand tu es triste mais que tu racontes quand même des blagues, quand tu mens, quand tu veux séduire, tu joues. Si tu sais faire ça dans la vie, tu es capable de le refaire devant une machine. Mais aucun comédien de théâtre maquillé pour jouer un SDF ne peut faire comme s’il avait passé 25 ans dans la rue à faire la manche et à picoler. Impossible d’avoir ces dents, ce regard, c’est trop dur. Une vie de souffrance, ça ne peut pas s’imiter. Pour obtenir ce que je veux, j’essaye toujours d’appliquer la logique du moindre effort. Pour cribler de balles une bagnole par exemple, qu’est-ce que tu vas t’emmerder à faire venir un mec des effets spéciaux ?! Ça va te prendre une demie journée ! Moi, je prends une bagnole, un vrai flingue, je me place à côté de la caméra, je plante toute l’équipe à l’abri des possibles ricochets. Je suis tout seul sur le plateau et je flingue la bagnole, c’est fait en 15 secondes ! C’est un exemple : il faut trouver le plus logique, le plus simple, toujours aller dans le sens du naturel. À propos de moindre effort, si tu veux filmer des flics qui vont voir un baptême, eh bien tu filmes un vrai baptême. Tu demandes à la famille si ça ne les gêne pas, souvent les gens sont contents : il y a Nathalie Baye, Roschdy Zem, tu leur dis que leur baptême va être diffusé dans 200 salles. C’est alors un vrai baptême, tu tournes comme un reportage en y mettant tes acteurs. Ensuite tu te dis que tu as très envie de faire l’école de police, mais ça demanderait 650 figurants avec deux costumes chacun... Pourquoi je ne demanderais pas à la police de me laisser mettre mon acteur au milieu des vrais flics, dans une vraie cérémonie ? Faisons tout en vrai ! Et c’est réglé. Le seul truc que je n’ai pas réussi à voir, c’est les couloirs du Palais de Justice, pour aller dans le bureau du juge : un con avait placé une bombe devant l’Ambassade d’Indonésie, du coup Vigipirate est passé en rouge. Tournage interdit. Aujourd’hui, tout ça devient encore mieux que le documentaire, où les voyous sont floutés, les flics sont floutés, souvent les maisons aussi. Autant faire une émission de radio ! C’est du floutage... de gueule.

Quand tu mets face à face quelqu’un qui n’a jamais approché le cinéma comme la personne qui joue Kaminski et Nathalie Baye, tu sais que ça va fonctionner ?

Non, car je ne suis pas sûr qu’il va venir sur le tournage. Pour les trouver, lui et les autres, j’ai contacté l’association La mie de pain, qui s’occupe des abris le soir pour les SDF. Ils nous en ont adressé quelques-uns, j’ai fait des essais, je les ai fait revenir, un peu pour voir s’ils allaient être à l’heure, je faisais exprès de les tester : «tiens, reviens vendredi à 14h»... On leur a donné des portables pour pouvoir les joindre, mais ils ne sont pas gérables. Tu ne sais pas comment ça va se passer, tu joues gros. Tu peux tourner deux jours avec un mec qui, le troisième, disparaît de la circulation. Mais je pense que ça valait le coup que je prenne le risque. À côté de ça, tu instaures un climat sur un tournage, les gens doivent entrer dans ma bulle, ça ne respire que moi, c’est mon univers. Tout le monde comprend vite la décontraction, tu leur fais fumer un petit pétard, boire un petit coup... Une atmosphère très instinctive.

Tu travailles comme en famille, souvent avec les mêmes. Est-ce pour te rassurer ?

Roschdy Zem et Antoine Chappey, ça fait longtemps que je voulais retravailler avec eux. C’est aussi pour me blinder : les techniciens n’ont pas tous beaucoup de talent, donc si tu en trouves qui en ont, tu ne prends pas le risque d’en changer. Il faut limiter les risques et se blinder de toutes parts. Là, j’ai blindé sur les techniciens, les acteurs, le scénar. Et après il y a de l’impro. Là, il faut être très joueur.

Ta manière de filmer fait référence aux principes originels du cinéma. Comme si tu avais en lui une confiance absolue.

Mais le cinéma m’a sauvé la vie ! J’ai donc une confiance éperdue en lui, j’adore ce métier. Ce n’est même pas un métier, c’est une passion. Quand je pense à mon enfance, à d’où je viens, à ce que j’aurais pu faire là-bas... C’était pas possible, il fallait que quelqu’un me sorte de là... À 18 ans, je suis parti, c’est le cinéma qui m’a dit «tiens, tu vas avoir une vie un peu plus drôle, tu vas voyager», comme une fée qui serait venue me chercher.

Tu l’as cherché toi aussi.

Oui. Et je veux lui rendre le mieux possible en essayant de faire des films avec une plus grande morale, une plus grande rigueur. Ça passe aussi par le respect du spectateur : si les gens font l’effort de dépenser de l’argent, d’emmener leurs enfants pour aller voir ton film, il ne faut pas que ce soit la même chose que la télé, il faut que ce soit mieux. Le cinéma en tant qu’art, c’est venu assez vite. J’ai commencé à y aller beaucoup le mercredi parce que j’étais interne à Calais, ensuite mes parents m’ont offert un magnétoscope : les week-ends, c’étaient quatre ou cinq films. Je me tapais tous les Belmondo, les polars, les films de guerre, tout ce qu’on proposait. Et je me suis dit «voilà ce que je veux faire !». À force de voir des noms défiler aux génériques, tu te dis qu’il n’y a pas que Delon mais beaucoup de monde, que ce n’est pas si inaccessible que ça. Ensuite, il y a eu le choc de M LE MAUDIT expliqué par Jean Douchet au ciné-club de Calais, où je me suis rendu compte que le cinéma n’était pas un divertissement ou juste un art de plus, mais un art tellement intelligent, brillant complet et fascinant, qui englobe beaucoup de choses : de la comédie, du théâtre, de l’architecture, de la danse, de la peinture... Là, je ne pouvais plus faire autre chose.

Un art qui ne t’intimidait pas ?

Non, j’étais inconscient. Tu fais un premier film à 23 ans, tu es complètement inconscient. De toute façon, comment savoir si tu es doué pour un métier sans le pratiquer ? C’est comme si tu te demandais si tu es un bon conducteur sans être jamais monté dans une bagnole : comment savoir alors que tu n’as pas le permis ? Quant au poids de l’histoire du cinéma, ça m’a plutôt excité. À chaque fois, j’essaye de faire un film un peu plus compliqué, pour mettre la barre un peu plus haut. C’est comme les bagnoles : on s’achète une voiture de plus en plus belle si on peut.

Ton autoportrait à travers les deux personnages principaux du PETIT LIEUTENANT réunirait la naïveté gourmande d’Antoine et la sagesse résignée de Vaudieu.

J’essaye de concilier les deux dans la vie, c’est de l’équilibrisme. Depuis N’OUBLIE PAS QUE TU VAS MOURIR, j’ai grandi, j’ai beaucoup voyagé, j’ai rencontré beaucoup de cultures, j’ai des enfants qui eux aussi ont grandi, j’ai vécu des choses douloureuses. Cette espèce d’état de compréhension globale du Monde – la politique, la mafia et tout le reste – est agréable. Agréable et effrayant en même temps.

Comment rester intègre et fidèle à sa vision, là où la plupart sont obligés de composer, de faire des concessions ou des courbettes ?

Ça demande quelques efforts dans le sens où il faut trouver le producteur et les gens qui vont te faire confiance pour que tu puisses faire ce que tu veux. Moi j’ai trouvé le producteur, ça fait trois films qu’on fait ensemble.

C’est cette confiance dont tu bénéficies qui te permet de ne pas utiliser une seule note de musique pour ce film ?

C’est assez rare, un film sans musique, d’habitude tu es obligé. Avant le tournage, on me demandait «tu vas mettre quoi comme musique ?», je répondais «je n’en sais rien, il faut écouter le film, il a une âme, il faut écouter les acteurs, les techniciens. Mais surtout ce que dit le film». Puis j’ai voulu faire le pari de m’en passer... Quand je suis flippé, que je marche dans la rue, je n’ai pas un quatuor à cordes qui me colle aux basques. Pourquoi, quand les gens sont flippés dans un film, ont-ils un orchestre qui les suit ?


contact@whynotproductions.fr
13 rue Victor Cousin Paris V
cinemadupantheon@yahoo.fr