toute la collection    votre sélection   

Cahiers du cinéma
09/03/01



 en savoir plus sur LE VENT DE LA NUIT
 en savoir plus sur Philippe Garrel
 en savoir plus sur GARREL, Philippe Le Vent de la nuit / Elle a passé tant d'heures sous les sunlights...
 retour
Les hautes solitudes
Charles Tesson

Au fil du temps

Catherine Deneuve dans un film en scope et en couleurs réalisé par Philippe Garrel. C'est en ces termes fort simples que se donne en toute sérénité Le Vent de la nuit. Le film s'enroule dans le passé (le format et les couleurs de Pierrot le fou et du Mépris de Godard, Catherine Deneuve dans La Sirène du Mississipi de Truffaut), pour mieux dérouler sa voie. De là, une nouvelle ampleur, une autre respiration, encore plus profonde. L'intime s'élargit, pour prendre la mesure de l'Histoire. Un jeune homem d'aujourd'hui (Xavier Beauvois), rencontre un héros usé de Mai 68 (Daniel Duval). Ce ne sont plus les pères fatigués qui, avant de disparaître, veulent rencontrer ceux qui auront pour tâche de les continuer mais les jeunes qui, en demande de récit, désirent tout connaître de l'histoire de ceux qui les ont précédés, afin de s'inscrire symboliquement dans la lignée, et être par elle reconnus et institués. Une Porsche rouge est le théâtre de ce road-movie initiatique, entre moteur à explosion (la Révolution) et arbre de transmission (sa mémoire). La voiture est la maison de Serge, l'architecte. Un lieu qu'il n'a pas construit mais qui l'a fait. Dans cette fuite mécanique du temps, la marche à pied devient le vrai moteur de l'Histoire. On peut voir dans Le Vent de la nuit le récit d'une difficulté banale, celle d'un homme à s'éloigner de sa voiture avant de toujours y revenir, d'un pas lent et mesuré. La marche de l'homme est le cheminement secret de cette mémoire incommunicable qu'il trace en silence.


LE VENT DE LA NUIT. Une femme d'âge mûr, Hélène (Catherine Deneuve), ouvre la porte de la cage d'escalier d'un immeuble et sort du champ. La lente montée des marches, écho subtil du cinéma d'Antonioni, suggère par son rythme un clignotement de présence. Le cadre vide, qui précède le personnage sur la scène de son existence, lui subsiste une fois son passage achevé. Hélène naît à l'image dans un lieu désert et semble mourir à chaque plan à cause de lui. Elle est un corps en transit dans un espace fantôme, suspendue à un vide qui la soutient sans vraiment la retenir. A l'image du mur blanc de son appartement, contre lequel elle finit par s'adosser, et par qui tout va basculer. Hélène se rend chez son jeune amant dont elle investit l'appartement en son absence. D'un geste maternel, elle refait le lit puis prépare le cérémonial amoureux, manifestation dérisoire d'une maîtrise par défaut. Debout contre la fenêtre, elle semble guetter la venue de l'homme dans la rue quand surgit une voix off qui indique soudain sa présence à ses côtés dans la chambre, tel un intrus dans une histoire qui n'a pas voulu prendre le temps de le voir venir, contrairement à elle. Philippe Garrel invite Hélène à entrer dans une histoire qui sera la sienne, tout en accueillant Catherine Deneuve dans un décor qui n'est pas forcément le sien. Ce geste d'accueil, filmé dans sa durée réelle, est beau à voir. L'actrice entre dans l'appartement d'un autre et s'y sent tout de suite à l'aise. ce lieu étranger, dont on voit bien qu'il lui est familier, est la métaphore de cette rencontre qui se noue entre l'actrice et le cinéaste et habite le film, lent mouvement de déplacement d'un corps vers un décor qui n'attend que lui.
La voix de l'amant arrache la femme à la fenêtre, là où elle retournera plus tard avant de s'adosser au mur, et la dirige comme un metteur en scène, lui demandant de relever ses cheveux et de mettre des lunettes. Le jeune homme, Paul (Xavier Beauvois), avec son air détaché de gigolo versatile, pense déjà à la quitter quand elle se refuse à voir une fin à la route qu'ils tracent ensemble. Son chemin, il le fera ailleurs, à Naples, à Berlin puis à Paris, avec un homme, Serge (Daniel Duval) et avec sa voiture, qui est le personnage principal du film, puisqu'elle est pour finir le véritable orphelin de l'histoire de tous ces personnages qu'elle a contribué à réunir sans vraiment les relier.
On connaissait le goût de Philippe Garrel pour les porches d'immeubles où les amoureux s'embrassent (Paul et Hélène au début), ultime protection avant l'exposition dans la rue (la ville, les voitures). Plus surprenant en revanche son goût soudain pour les Porsche, à la fois signe extérieur de richesse du film, qui le rentabilise au maximum (sur un strict plan d'économie de production, le véhicule est vite amorti par la fiction sans que son usage intensif ne dévalue sa force symbolique) et indice du train de vie de son propriétaire, même si la voiture renvoie à une splendeur passée, celle de son métier d'architecte, avant que le suicide de sa femme ne détruise sa vie. En effet, si le véhicule semble neuf, en raison de son immatriculation récente, un œil avisé peut constater qu'il est déjà passé au contrôle technique. Sa couleur rouge est la valeur étalon du film, au même titre que la nuit son contraire attendu, peuplée leplus souvent de silhouettes qui marchent. Le scope semble imposé par le véhicule. Il épouse naturellement les contours du pare-brise, qui englobe le chauffeur et son passager, tour à tour Paul et Serge. Il sied à Hélène, espace trop grand, sans bords définis, où elle semble vouée à se noyer. (Dans le court trajet où les trois personnages sont dans la voiture, de l'appartement de Paul jusqu'au restaurant, Hélène à la place du passager, n'a pas droit à cet enchassement du pare-brise dans le scope, uniquement réservé à Paul et Serge.) Catherine Deneuve, sitôt accueillie par le film, bouleverse le cinéma de Garrel autant que le cinéaste est bouleversé par sa présence, notamment lorsque c'est elle qui insiste pour que Paul vienne chez elle, demande qui vaut implicitement pour le cinéaste. Là, Garrel, en dehors de ses repères habituels, regarde une comédienne qui n'appelle plus la contemplation mélancolique, déjouant la continuité attendue et désormais familière du sublime plan-séquence de Liberté, la nuit où, sur fond de piano, le cinéaste regardait Emmanuelle Riva coudre en silence, immobile, les larmes aux yeux. Dans Le Vent de la nuit, c'est l'homme qui aura droit à ce traitement réservé habituellement aux femmes : le visage final de Serge, profilé de lumière, accompagné au piano et occupé à regarder hors cadre la photo de sa femme, attendant la mort qu'il s'est donnée, et qui tarde à lui tordre le corps de douleur, contrairement à ce qui se passe habituellement dans les films. A l'opposé de ce régime apaisé, Hélène affole l'espace, à l'image de ses regards désespérés qu'elle jette dans le hors champ juste avant sa tentative de suicide. Ses yeux n'accrochent plus rien, à la façon dont un alpiniste dévisse d'une paroi, comme si elle ne trouvait plus sa place dans un découpage de plans et de mots dont elle sent qu'il peut se passer d'elle, d'autant plus que l'échange de paroles entre hommes, qui a toujours lieu sans elle (Paul, Serge, la voiture, Naples et Berlin), se déroule en sa présence (Paul écoutant son mari), sans jamais l'inclure. Comment briser la parole des hommes entre eux de telle sorte que la femme se sente regardée par leurs mots, telle serait la trajectoire qui conduit secrètement Hélène jusqu'au restaurant, face à Serge, là où la parole, devenue rare, se nourrit en silence de ce qu'elle regarde sans jamais avoir à le dire.
Le spectateur entend la voix de Paul avant de le voir, tout comme il découvre la voiture rouge avant de connaître son propriétaire. Le raccord invisible entre Paris et Naples se fait par elle. Paul regarde le tableau de bord, tourne autour du véhicule, fasciné par lui. L'extraordinaire plan en plongée qui relie le propriétaire anonyme (Serge) au voleur potentiel (Paul) scelle définitivement leur relation. La complicité qui naît après, autour de la sculpture et de l'architecture, de Mai 68, de la révolution et de l'art, de l'acceptation de la réalité à son refus (l'expérience de la drogue), ne parviendra jamais à effacer le malentendu de ce plan, celui d'une première rencontre où la voiture est juste donnée pour ce qu'elle est. Un objet de convoitise pour Paul. Un objet dont Serge, posté à sa fenêtre, flatté de l'intérêt qu'on lui porte tout en étant inquiet de la tournure qu'il pourrait prendre, n'a pas envie d'être dépossédé. La voiture rouge est le corps de l'histoire entre ces deux hommes et le noyau de son impossible transmission, même si elle favorise l'échange dès que l'anecdotique, filmé littéralement, prend aussitôt valeur de symbole, en particulier lorsque Serge s'arrête sur le bas-côté de la rocade pour laisser le volant à Paul. La voiture du film est un archétype de l'Histoire, marque d'une forme de fidélité au rouge, raccord vécu sans contradiction de la Révolution à la société de consommation, quand l'œuvre architecturale de Serge, sinistre cage de béton sur fond d'océan, paraît bien misérable, elle-même en contradiction avec ses combats passés et les lieux où il entraîne Paul : le palais inachevé en cours de restauration, la maison abandonnée (sans oublier l'église avec ses échafaudages, que Serge visite seul. Le plan en plongée où il contemple la crypte, le trou noir du tombeau, reprend celui sur sa voiture tout en lui notifiant une autre destination). La voiture rutilante de Serge contraste avec son allure de personnage cabossé, totalement éteint, à l'exception de ces deux plans, où, filmé sur son profil gauche, son visage s'illumine à regarder hors cadre Hélène, soudain ressuscité par l'énergie du désir (le profil gauche de Serge, vers Hélène, s'oppose à son profil droit vers la photo de sa femme au moment de son suicide. une fois mort, elle est passée dans son dos et il la rejoint de cette manière, en tournant la page : elle, face contre terre - la photo sur le plancher - , et lui, face contre son bureau. Fin de la possibilité du regard, dès que l'écran - le plancher, la table - enfouit les visages). Dans Détective, le personnage de Johnny Halliday se plaint d'être toujours fatigué. Serge (Daniel Duval, très impressionnant) est le corps muet de cette fatigue. Un individu qui a pris des coups sans en rendre aucun, sauf à lui-même, un corsaire qui s'est brûlé au soleil de la vie avant de se laisser emporter par la vent de la nuit, dès qu'il sait avoir atteint le point d'usure intransmissible de son existence.
Très vite, le spectateur est informé du désir de suicide de Serge - son manuel, Autodélivrance, pourrait se décliner en deux mots - tandis que Paul retarde l'acte sans le savoir. De là, un suspense simple, très fort. Paul va-t-il effacer cette tentation ? Ou bien Hélène, dès que Paul quitte le restaurant (son argument est celui de la fatigue, formulé à deux reprises) ? L'attente culmine autour de la pharmacie, à la fois concentration du drame et son révélateur, pour reprendre deux titres anciens de Garrel : l'alternative entre la dura lex du suicide programmé (la mort sur ordonnance) et le Durex d'une vie à préserver. Déjà, à Berlin, Garrel a filmé cette simultanéité de la mort (la visite au cimetière) et du sexe (la rencontre avec la prostituée) et, indication pour la suite, avait opté pour Serge : la plongée sur la pierre tombale, qui s'achèvera à la fin avec les inscriptions au dos de la photo de sa femme, qui font revenir l'Allemagne, déplaçant le territoire dans la langue. La menace de récidive de Serge, qui plane sur tout le film, associe le matériel à l'existentiel. On ne sait jamais s'il va se suicider dans sa voiture ou avec elle, par elle : lorsqu'il se gare sur les quais de la Seine, ou fait le plein à la station-service, alors que Paul dort à l'intérieur. S'il pense à la mort, on voit par moments qu'il n'a pas envie de mourir en voiture lorsqu'il demande à Paul de réduire la vitesse quand il roule de nuit sous la pluie. Il entend s'abîmer, lui, sans l'abîmer, elle. Manifestement, Serge a piloté cette voiture : l'accelération de l'Histoire, celle autour de Mai 68, dont la voiture reste l'emblème. Aujourd'hui assagi, calmé, revenu de tout sauf de lui-même, il se contente de la conduire et voudrait que l'autre, Paul, le jeune, celui qui idéalise cette période et désire tant la continuer à l'identique (la piloter), fasse de même, sans pour autant respecter ses consignes : ce départ en trombe, pour la frime, qui soulève la poussière et ne mène à rien, en dehors de la griserie de la vitesse (une forme de drogue), terrain sur lequel le film n'entraîne pas son spectateur, puisqu'il préfère la carrosserie aux chevaux sous le capot, bridant le moteur d'une Histoire, celle de Mai 68, dont il n'entend pas être la reconstitution hallucinée, faussement maintenue dans un temps préservé. Garrel film Mai 68 tel que Serge le parle aujourd'hui, non à la façon dont Paul aurait envie de l'entendre.
Dans Liberté, la nuit, Philippe Garrel mettait en images la génération qui l'a précédé dans son histoire personnelle (son père, Maurice) et dans l'Histoire : la guerre d'Algérie, le FLN, les porteurs de valise. Dans Le Vent de la nuit, il se raconte de nouveau (les électrochocs) tout en inscrivant ce récit, fait nouveau dans son cinéma, dans l(Histoire, celle de Mai 68 et d'après. Pour ce faire, il invente un personnage, celui de Paul, de la génération d'après, qui veut apprendre à son contact, désire être son assistant, et ainsi hériter et bénéficier de son expérience. Résumer Le Vent de la nuit en disant qu'un père explique à son fils Mai 68 serait lui faire injure, d'autant que Serge, peu bavard (il faut lui arracher les mots de la bouche), ne raconte pas grand-chose tout en disant tout de lui. Avec bonheur, le film évite la gloriole dérisoire de l'ancien combattant satisfait que des jeunes s'intéressent enfin à sa vie. Même la commémoration de Mai 68, célébrée à la lueur d'une bougie, n'en devient pas pour autant brillante, puisque seul le mot dissolution reste gravé dans la mémoire du spectateur. Tout au long du film, on ignore si l'épaisse fatigue qui assombrit le corps de Serge vient du fait d'avoir trop vécu ou d'avoir déjà trop parlé, trop raconté, de telle sorte que Paul arrive trop tard, à un point précis où toute histoire ne raconte plus que sa propre impossibilité à être transmise, cadre vivant et funeste du film. La parole de Serge, rare, laconique, d'une platitude parfois déconcertante ("Quand on est révolutionnaire, on fait la révolution"), tient toujours l'autre à distance sans jamais désirer l'écarter définitivement de cette histoire avec laquelle il a tant envie de communier. Cette distance soudain rompue ne se fait pas par les mots, puisque l'éclipse finale de Paul dans le restaurant se produit non à cause de ce que Serge lui dit de son passé et de sa vie, mais à cause d'une femme, aujourd'hui. Il y a dans Le Vent de la nuit un étrange roman familial, le sombre récit d'un Oedipe de l'histoire, celui de Mai 68, raconté à l'envers et fantasmé. Paul, l'enfant, couche d'abord avec sa mère. Puis il rencontre son père, seul, séparé de tout. Dès lors, l'enfant, touché par cet état de blessure des êtres (la mère, le père), désire inconsciemment une chose, que la construction secrète et magnifique du film finit par révéler : les remarier, être le témoin de leur union avant de s'éclipser, afin que tout reparte comme avant. L'enfant s'écarte du tableau, retourne aux limbes de son existence, vers un monde où il n'est pas encore né et où il aurait envie de renaître, comme s'il désirait être l'enfant secret de leur nuit d'amour, avant que le vent les emporte (La couleur rouge participe à ce "mariage" entre Serge et Hélène, avant la nuit. Le vêtement rouge que porte Hélène en attendant Paul l'associe à la voiture de Serge. Dès la première séquence, le rouge est mis pour Hélène puisqu'elle griffonne quelques mots dans son carnet sur la table rouge de la cuisine).
Avec le recul, on peut affirmer sans surprendre que La Maman et la putain est le grand film de Mai 68. Avec lui, en lui. On peut prendre le risque d'ajouter que Le Vent de la nuit est le premier grand film de l'après Mai 68, celui de sa mémoire, qui remonte par morceaux, avec des phrases polies comme un galet, et de la transmission de ce moment qui appartient à l'Histoire. Si Paul disparaît à la fin, un nouveau personnage, le mari d'Hélène (Jacques Lassalle, superbe) fait son apparition au centre, dans la scène qui reste la clé de voûte de tout l'édifice du film. Son long momologue sur Antoine Blondin, très beau, fait résonner la fiction. Du côté de Serge, quand il parle de la dégradation du corps d'un homme qui se regardait se suicider devant des athlètes qu'il jugeait magnifiques, meilleurs que lui. Du côté d'Hélène, quand il suggère que, au lieu d'aimer sa femme, il préférait lui faire connaître ses amis. La caméra cadre le mari en train de parler quand un panoramique ascendant l'efface et montre derrière lui la fenêtre fermée. hélène entre dans ce cadre vide et entraîne la caméra dans un panoramique filé vers la droite, selon un agencement de l'espace et des mouvements des corps qui rappelle à ce moment précis les gestes et les rythmes du cinéma de Dreyer. Après avoir mis un disque (une chanson de Damia, où il est question de mots et de regards), elle s'adosse au mur et regarde hors champ vers la fenêtre, qu'on découvre entrouverte. Non seulement la chanson fait revenir La Maman et la putain, mais le plan sur la fenêtre va plus loin, suggérant le suicide du cinéaste. Qui, dans le hors champ, a ouvert cette fenêtre ? Il y a dans ce moment étrange, inexpliqué, quelque chose de magique, de l'ordre des tables tournantes. Faire revenir les morts, et par le cinéma, avoir avec eux comme un dialogue secret. On songe à Ordet où le panoramique efface l'espace à mesure qu'il l'inscrit, le hors champ le reconstruisant autrement sur les traces de son passage. pourquoi la fenêtre s'est-elle ouverte ? Qui donc a bien pu faire cela ? Le vent du jour, probablement.


contact@whynotproductions.fr
13 rue Victor Cousin Paris V
www.cinemadupantheon.fr