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Les Inrockuptibles
09/03/01



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Cris et chansons
Frédéric Bonnaud

En refusant le naturalisme comme la psychologie lourde, Hélène Angel signe un très beau premier film, fort et mystérieux. Autant western alpin que conte cruel, Peau d'homme coeur de bête intrigue et révèle un authentique talent de cinéaste.

Dans Peau d'homme cœur de bête, il y a quatre chansons. La première, la plus belle, est une vieille chanson française qu'interprétait Yves Montand, La Complainte de Mandrin, "Nous étions vingt ou trente, brigands dans une bande, tous habillés de blanc à la mode des vous-m'entendez.. , tous habillés de blanc à la mode des marchands." La seconde est une ritournelle de bal populaire, J'ai encore rêvé d'elle. La troisième est un méchant chant de marche de la Légion étrangère. La quatrième est une exquise miniature pop signée The Divine Comedy, Tonight we fly.

Quatre chansons très différentes pour un seul film, un premier film, plein et stimulant, non sans défauts mais qui sait les transcender tous par sa richesse et son ambition.
A l'image du film qu'elles constituent, ces quatre chansons antagonistes coexistent et finissent par se mêler harmonieusement, chacune fonctionnant comme un signal de reconnaissance, chacune amenant son univers et sa nuance, celle de la chambre des filles, celle de la terrible malédiction qui pèse sur les hommes de la famille Pujol, celle du lien ancien et secret qui unit le frère malade et Annie, la femme offerte, bientôt immolée. Et dés la première chanson, reprise en chœur par une tablée d'hommes en hommage à leur ancienne institutrice qui part en maison de retraite, on se dit qu'Hélène Angel est cinéaste, vraiment, qu'elle a le sens de la capture des lieux et celui du tempo juste, un authentique talent pour restituer la violence du réel tout en le teintant d'étrange. Il y a donc quatre chansons dans Peau d'homme cœur de bête, comme il y en a deux de suite dans Rio Bravo, et une simple boîte à musique dans Les Deux cavaliers. Mais si la référence au western s'impose d'elle-même, autant par le traitement bigger than life des paysages des Alpes du Sud qu'à cause de la nature primitive des personnages et du clan familial, il convient de préciser que nous sommes ici dans une sphère plus mannienne que hawksienne ou fordienne, un monde où il faut remonter loin l'écheveau des passions et creuser profond pour qu'apparaissent au grand jour les racines de la tragédie.

Car Peau d'homme cœur de bête raconte une tragédie du retour. Aprés quinze ans passés Dieu seul sait où, Didier dit Coco revient chez lui, à pied, et retrouve sa mère et ses deux frères : Francky, l'aîné, flic à Marseille renvoyé dans ses foyers pour cause de violence excessive et d'alcoolisme chronique, père largué de deux fillettes, et Alex, le petit dernier, gentil garçon, employé dans la boîte de nuit locale. Si la première heure du film est si réussie, c'est qu'Angel parvient à faire exister tous ses personnages en leur offrant de vraies scènes et non des préambules introductifs. Grâce à l'entremêlement savant des angles et des regards (le film débute en flash-back avec la voix off de Christelle, l'aînée des filles, et l'oublie ensuite pour ne la retrouver qu'à la toute fin), nous pénétrons de plain-pied dans l'univers faussement chaleureux et vraiment tourmenté de la famille Pujol. Mais cette complexité des situations, leur sens trouble et incertain jusqu'au malaise, se passe de psychologie et sait contourner l'écueil du naturalisme. C'est la séquence magnifique de la fin de banquet, où Coco manque de se faire lyncher dans un mouvement de folie collective avant d'être porté en triomphe par ses anciens camarades d'école. La violence sourd, mais le film se garde bien de trancher et tarde à pencher vers le drame. Au lieu de nous donner des explications, Angel suggère et multiplie les pistes et les indices. Les points de vue diffèrent toujours, et le récit passe d'un personnage à l'autre, sans que le fil narratif ne se perde, mais en accentuant encore l'abondance de sa trame.

Seuls la mère et Francky savent que Coco est malade, qu'il l'a toujours été, au moins depuis le suicide du père, mais Alex et Christelle n'ont de cesse de percer ce secret qui est aussi le leur, l'un avec une neutralité bienveillante qui va peu à peu se fissurer sous le poids de la menace généalogique, l'autre dans une méfiance agressive nourrie de ses propres fantasmes morbides d'adolescente en crise. Sans oublier Aurélie, la cadette, témoin intéressé de pulsions qui l'affectent d'autant plus qu'elles la dépassent de beaucoup. Alors le film se fait conte cruel et traite pleinement les bouffées d'imaginaire qui le composent (la séquence des "ogres", qu'on croirait sortie d'Eraserhead), mais sans rien perdre de son versant le plus réaliste.

Cet entrelacs de veines différentes, qui au cinéma sont trop souvent traitées séparément dans une prise de risque minimale, donne au film toute sa puissance expressive. Comme l'absence d'éléments explicatifs quant au passé de Coco, ou à propos du mystérieux Ronnie qui semble être son double imaginaire, son alien patiemment construit, lui confère un mystère qui n'a rien d'artificiel. Peau d'homme cœur de bête tourne autour de son angle mort, son noyau obscur, et révèle ainsi une multitude de détails, de petits riens et de grands crimes commis comme par inadvertance (le viol d'Annie sur les "caillasses"), qui élargissent toujours davantage son champ d'investigation (le rituel de la rivière, le passage secret sous la maison, les sombres trafics autour de la boîte de nuit), mais sans lui faire perdre de vue son motif principal : la malédiction de la violence, la permanence de sa transmission familiale, la fatale répétition du malheur.

Extrêmement douée pour saisir la latence du cauchemar, sa lente propagation à travers des consciences forcément malheureuses, Hélène Angel a plus de mal quand il s'agit de passer à sa réalisation. Absolument passionnant durant toute sa première partie, le film se fait un peu maladroit quand la sauvagerie finit par exploser, quand Coco se fait de plus en plus menaçant et passe finalement à l'acte dans un déchaînement de colère. Peau d'homme cœur de bête quitte alors les rives de la chronique à plusieurs teintes pour s'attaquer à la résolution de l'intrigue qui la soustendait. Soudain exposées, la folie de Coco et l'ampleur du mal qui ronge le clan tout entier tendent vers un explicite évité jusque-là, et manquent d'un hors champ qui viendrait les soutenir, la faute à un souci certes louable de clarté et au soin qu'a Angel de traiter complètement le climax de son histoire sans baisser de rythme. Mais ce défaut véniel propre aux premières œuvres est vite "compensé" par le final, éblouissant, peut-être le plus beau de cette exceptionndle année de cinéma. Sans trop le dévoiler, on peut dire qu'il s'agit de la rencontre aussi explosive qu'incongrue entre Tonight we fly poussé à fond la caisse et un paysage enfin dévoilé dans toute sa splendeur lunaire. Et que le suspense proprement métaphysique qui est alors à l'œuvre est digne des plus grands, digne de la tortue de Kiarostami dans Le Vent nous emportera. Car c'est soudain le sort de l'univers entier qui est suspendu aux lèvres d'une toute petite fille rendue muette par trop de chagrin. On a très peur et, autant l'avouer, on pleure.

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