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Le Monde
09/03/01



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 en savoir plus sur GARREL, Philippe Le Vent de la nuit / Elle a passé tant d'heures sous les sunlights...
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Deux hommes, une femme et un coupé
Jacques Mandelbaum

Philippe Garrel signe une œuvre stendhalienne qui met en scène la mélancolie des adieux

Tout film nouveau de Philippe Garrel rajoute un chapitre à une œuvre constituée comme le feuilleton de sa vie d'homme et de cinéaste. Des Enfants désaccordés (1964) au Vent de la nuit, il tient le journal intime d'une généalogie cinématographique qui s'enracine dans le mystère de la filiation (reflux de la nouvelle vague a la mi-temps des années 60), explose dans le radicalisme d'une génération sacrifiée (Rozier, Eustache, Pialat, Garrel dans les années 70), se survit dans l'éclat singulier des rescapés (par-delà l'aseptisation des années 80).
Qu'on accueille Le Vent de la nuit à la lumière de ce feuilleton moderne ou qu'on découvre le cinéaste à cette occasion importe assez peu. Le film est en soi une manière de "résumé des épisodes précédents", et son effet sera aussi bouleversant dans l'un ou l'autre cas. C'est d'autant plus remarquable qu'il s'agit de peu de choses : le trajet de quatre personnages, dont trois êtres humains et une voiture. Hélène (Catherine Deneuve), la cinquantaine inquiète, au bout de son mariage et au sommet d'une beauté que le temps commence de flétrir, a décidé de "tout flamber" avec un étudiant des Beaux-Arts. Paul (Xavier Beauvois), indécis comme on peut l'être aujourd'hui à son âge, faute d'illusion et d'idéal, la quitte après une après-midi d'amour pour partir à Naples. Là, au bas d'un bâtiment ouvert à tous les vents, stationne ce que l'on pourrait considérer comme le personnage principal du film, un superbe coupé Porsche rouge vif. Paul tourne longuement autour, tandis que du haut de l'immeuble dominant la baie, un homme l'observe. Serge (Daniel Duval), architecte taciturne, est le propriétalre de l'engin. Il a décidé de mettre fin à ses jours. Ils rentreront ensemble à Paris.

LEÇON DE TÉNÈBRES
Ce qui arrive ensuite tient à la fois du roman d'apprentissage, du rite initiatique et du chant crépusculaire. Prenons le titre au sérieux ; hanté par le thème de la disparition, englouti par les ténèbres à mesure qu'il avance, le Vent de la nuit est bâti sur la figure du passage, dont le souffle est aussi impalpable que celui du vent. Passage du temps sur le corps des personnages, passage du témoin entre les sexes et les générations, passage récurrent d'un bolide rouge aussi fugace que la durée d'une vie, le long d'une route aussi serpentine qu'un parcours spirituel. Serge au volant de sa Porsche, roulant laconiquement vers le néant, évoquera le héros du Goût de la cerise, d'Abbas Kiarostami, confronté récemment a semblable épreuve.
La différence c'est que chez Philippe Garrel, la brûlure existentielle ne s'éprouve qu'en couple. Il y en a plusieurs ici. Celui d'Hélène et de Paul, qui voit le jeune homme fuir l'étreinte angoissée de son amante. Celui de Paul et de Serge, où le même, en questionneur impénitent, exige de son aîné qu'il lui montre le chemin que ce dernier s'apprête justement à quitter. Celui de Serge et d'Hélène, ou l'étrange rencontre de deux morts vivants, duquel Paul aura été, dans une fuite ultime, le médiateur. Cette mort qui va à la mort tandis que la vie file à l'anglaise, c'est une des plus généreuses et des plus cruelles leçons de ténèbres que le cinéma nous a jamais données.
Reste l'automobile, belle prostituée rouge qui relie tous ces personnages et couche avec chacun pour mieux lui voler la vedette. Avec Serge, telle l'impavide et luxueuse incarnation de ses idéaux révolutionnalres trahis. Avec Paul, qui ne demande qu'à poser ses mains sur elle. Avec Hélene enfin, dont elle concurrence, sous le signe de la couleur rouge et de la cinégénie, le pouvoir de fascination. Catherine Deneuve (le corps), la Porsche rouge (la machine) et les deux hommes (la fluctuation du désir) forment un dispositif qui n'est autre que celui du cinéma lui-même. Une histoire d'amour, de voyage et de mort, qui ne passe pas incidemment par l'ltalie et l'Allemagne, ni ne laisse par hasard Xavier Beauvois - représentant d'une jeune génération de cinéastes qui paie sa dette aux grands auteurs des années 70 - s'échapper au final, seul dans la nuit parisienne.
Une histoire enfin, en vertu de laquelle Philippe Garrel signe, entre le rouge et le noir, une œuvre stendhalienne dont Beauvois serait le Julien Sorel. Un état de la société en même temps qu'un état d'âme, véhiculés par une mécanique stylée et rutilante sous les vrombissements de laquelle le monde et le désir de vivre s'étiolent à bas bruit, dans le déchirement élégiaque de la guitare de John Cale. Œuvre à combustion lente mais à tombeau ouvert, Le Vent de la nuit exhale l'insoutenable mélancolie des adieux. Il donne envie de crier à Philippe Garrel qu'on l'aime, qu'on attend son prochain film.

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