| | Trois filles en balance... Jean-Marc Lalanne
Autant commencer par là, pour ne plus y revenir : Dieu seul me voit, Ie premier long métrage de Bruno Podalydès, rappelle en bien des points Comment je me suis disputé d'Arnaud Desplechin. Il s'agit également du portrait en gros plan d'un homme jeune sur fond de vie en groupe.
L'homme jeune louvoie entre trois filles très différentes, et son rapport à la vie passe par une perpétuelle remise en question de ses plus menus agissements.
Enfin, une partie du casting est commune aux deux films : Jeanne Balibar, Michel Vuillermoz, Mathieu Almaric et Denis Podalydès. Évidemment, cette proximité n'est pas fortuite et confirme, s'il le fallait, l'aspect matriciel du film de Desplechin - dont on a pu dire à l'époque qu'il prenait en charge à lui seul la somme des questionnements du jeune cinéma français.
Sauf que Dieu seul me voit est une comédie, et donc une réponse spirituelle, anti-monumentale, de Podalydès à son ami Desplechin. Refonte personnelle d'une problèmatique éminemment contemporaine. Dieu seul me voit est une sorte de Comment je me suis démarqué, dont le sous-titre pourrait être aussi Ma vie sexuelle, tant c'est à nouveau de cela qu'il s'agit.
Albert Jeanjean (Denis Podalydès, tout en drôlerie lunaire), recueille les bulletins de vote dans un bureau électoral. Cette activité, aussi temporaire soit-elle - il est par ailleurs preneur de son -, n'en est pas moins éloquente sur sa façon d'envisager la vie. Dans toutes les situations personnelles qu'il affronte, Albert attend que les gens "votent" et prennent des décisions. Sa position est invariable : il est celui qui prend acte des choix de ses contemporains.
Pour filer cette métaphore issue du vocabulaire politique, disons qu'Albert est un abstentionniste, il n'arrive jamais à faire un choix, il a un énorme problème avec l'engagement. Son discours politique s'aligne mollement sur celui de ses amis (il arrive tout au plus à formuler qu'il a une "sensibilité de gauche", ce qui suscite bien entendu les ricanements de son interlocutrice).
Les femmes, toutes plus ou moins prédatrices, le désignent comme objet de leur élection et il s'y soumet : il fait don de son sang, non par altruisme, mais parce qu'une jeune femme l'y encourage avec autorité, armée d'un porte-voix ; il en vient même à supplier son ami Otto de "lui donner des ordres". Albert Jeanjean est perpétuellement en mal d'injonctions. Sa mollesse d'aquaboniste en fait donc un héros idéal de comédie, et le scénario s'en donne à cœur joie pour le plonger dans des intrigues où il doit sans arrêt faire des choix.
Incapable de trancher, il s'en remet passivement à l'enchaînement objectif des circonstances et, ce faisant, il en devient l'esclave. Le principe est connu : c'est celui de la comédie de situation. La situation doit être toujours plus forte que le personnage et le comique naît de la collision entre la mécanique toute puissante de l'une et l'humanité vascillante de l'autre.
Là où Podalydès marque des points, c'est qu'il tire avec lucidité les conséquences existencielles du genre. Ici, c'est la vie réelle, la nôtre, aujourd'hui, qui n'est plus perçue que comme une gigantesque comédie de situation. Podalydès fignolle un portrait émouvant de l'homme moderne en velléitaire par essence, enserré dans un jeu d'emboîtement de circonstances qui le dépassent et qu'il ne veut surtout pas maîtriser, ayant fait de son impossibilité à faire des choix un principe d'existence.
La réussite du film tient en ce qu'il n'est pas seulement une enfilade de saynètes réussies. Même si Podalydès possède indéniablement un sens très sûre de la scène, un art de la composer comme un petit film en soi, avec des montées délirantes remarquablement rythmées et des chutes abruptes cocasses, l'ensemble est plus fort et plus complexe que la somme de ses parties.
Comme dans une partition musicale, la composition du film procède par harmoniques, échos différés, subtils changements d'accords. Un motif, une fois présenté, se trouve repris et décliné sous des formes proliférantes. C'est par exemple une discussion autour de Cuba, qui fait toujours retour de façon lancinante et qui, prenant peu à peu une importance démesurée dans la vie du personnage, trouve un aboutissement incongru dans une réplique cinglante et absurde de la fille chère à son cœur : "Tu ne vas quand même pas me dire que tu es jaloux de Fidel Castro ?" C'est encore la chanson Guantanamera, ou La Javanaise de Gainsbourg, l'obsession de la calvitie, l'opposition chou/fleur ou l'intérêt commun pour la vie des animaux, qui reviennent comme des boomerangs au détour des séquences.
La piste animalière est la plus amusante et la plus parlante. La première qu'il rencontre lui demande quel rapport il entretient avec les animaux, la seconde filme des flamants roses, et un journaliste intitule son sujet sur un élu local "La politique de l'autruche"... Albert doit lui-même enregistrer des sons d'autruches dans un zoo tandis que des dessins d'enfants pleins d'autruches illustrent la maternelle réquisitionnée pour les élections.
Cette poétique de l'autruche éclaire évidemment le comportement du personnage principal, qui passe son temps à se planquer et à mentir pour ne pas avoir à endosser les conséquences de ses actes. Albert pense qu'en se défilant sans arrêt, les autres ne verront que du feu à ses petits mensonges et ses menues lâchetés. Seul Dieu le voit, croit-il. Du moins s'il existe. Car, malgré un premier plan en plongée sur la ville tel le point de vue de Dieu annoncé par le titre, l'atmosphère générale est plutôt à la fuite du sens et à la déréliction. Le héros n'est pas tant seul avec Dieu qu'avec sa conscience.
C'est tout le talent de Denis Podalydès que de jouer en permanence comme si il était doublé de son ange gardien. Il parle tout seul, dans un état de volubilité d'analysant submergé par ses interrogations. Le film réussit à saisir cet état d'intimité de soi à soi, cet état de léger dédoublement d'un homme pensant à voix haute face à un miroir, dont sa propre conscience est à la fois l'outil et l'objet de sa connaissance. Pour sortir Albert Jeanjean de sa méditation solitaire et recluse, il faudra qu'il s'expose enfin au regard des autres, lors d'une séquence superbe, la plus belle déclaration d'amour vu au cinéma depuis longtemps, où l'instant redoutable de la demande s'incarne dans un geste de violence.
Il serait injuste de ne pas noter que cet art de l'understatement, du tricotage ingénieux des signes et de leur circulation, n'est pas seulement le fait d'un brillant travail scénaristique, mais aussi d'un sens très sûr du cadre et de la composition.
Dans la scène de déclaration amoureuse évoquée, les personnages entrent dans un restaurant syldave. Les lecteurs de Tintin apprécieront le clin d'œil à cette principauté imaginée par Hergé. Mais la notation a aussi valeur de profession de foi. S'il est des cinéastes peintres, Bruno Podalydès a la précision de trait et le sens du contour d'un dessinateur. Ces cadres, d'une grande fermeté, procèdent souvent comme des cases. Ils sont fixes, et l'effet comique tient à la façon dont est problématisé ce qui y entre et ce qui en sort, comme dans ce court moment de grâce burlesque où une bande d'amis s'agite entre le champ et le hors-champ pour métamorphoser une tablée conviviale en séance de visionnage d'un match de foot télévisé.
Lorsqu'Albert découvre pour la première fois Anna, un décadrage métamorphose un dessin d'enfant accroché au-dessus de lui, représentant un couple sur une balançoire, en bulle de bande dessinée exprimant la rêverie intérieure du personnage. Au-delà de la référence manifeste à la BD, ce motif de la balançoire participe de la grande circulation des signes mise en œuvre par le film (les hommes politiques sont en ballotage, les filles en balance dans le cœur d'Albert, et les balançoires s'égrènent au travers des séquences).
Mais c'est aussi tout le film qui participe de ce plaisir propre à la balançoire, jeu subtil avec l'apesanteur, art raffiné du déséquilibre et de la suspension, qui donne un léger vertige, juste assez grisant pour avoir envie d'éclater de rire.
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