| | La transfiguration d'Esther Esther Kahn. Tendu comme un thriller, le quatrième film d'Arnaud Desplechin accompagne la marche d'une jeune femme vers la lumière
Oubliez ce que vous savez du film, du réalisateur, du Festival de Cannes, des nouveaux auteurs du cinéma français. Regardez seulement la beauté épurée, géométrique du générique, fragments de visions dans les rues et sur les quais de Londres, à la fin du XIXè siècle. Ecoutez cette voix qui dit en anglais, "Esther Kahn était née dans une de ces rues sombres, malodorantes, aux étranges recoins, qu'on trouve aux abords des docks..." Ce sont aussi les premiers mots de la nouvelle Esther Kahn, dans un recueil de l'écrivain anglais Arthur Symons.
L'histoire commence par l'enfance d'Esther dans une famille pauvre d'immigrés juifs venus de Russie. Elle accompagne la longue marche de la jeune femme vers l'accomplissement de son destin d'actrice et d'être humain. Esther Kahn est un thriller . Un film d'une tension énorme, un suspense d'autant plus efficace qu'on ne sait pas à quoi il tient. Ou alors si : à ce qui fait le plus peur, la liberté. Mais cette liberté n'est pas celle d'Esther, liberté dont l'avènement n'est qu'annoncé à la dernière minute du film. Auparavant, seule la nécessité s'impose à elle. Nécessité matérielle -tous les membres de sa famille de tailleurs travaillent dur pour quelques pennies. Nécessité de son propre caractère, indolent, à la fois buté, et par éclats, éruptif, difficile à comprendre pour son entourage. La nécessité de sa vocation, enfin.
Nul ne saura jamais quelle force prédestine Esther au théâtre mais le théâtre s'impose à elle dès qu'elle le rencontre. Il en faudra d'avantage pour qu'elle s'impose à lui, et c'est à ce trajet qu'est consacré la majeure partie du récit. Un vieil acteur deviendra son mentor et lui conseillera finalement de... connaître l'amour physique. Elle mettra ce conseil à exécution : un critique dramatique la déflorera sans lui inspirer plus d'émotion, mais lui fera, pour la première fois, ressentir le réel.
Les mots et le corps
Par la mise en scène - au sens strict : actrice, Esther doit être littéralement mise sur la scène -, Esther atteint cette réalité d'où elle était jusqu'alors exilée. Le réel est cet espace où les mots et les corps se confondent quand advient l'incarnation. Voilà le sujet d'Esther Kahn. Le film avait commencé par la séparation du verbe -le rituel juif de l'écriture de versets protecteurs de la mezouzah ; le partage de la parole qui fonde la communanuté familiale - et de la chair; la crise de la mère découvrant Esther se caressant aux cabinets (avec un journal!) ; le malentendu physique avec son amant ; la violence de la confrontation avec la sensualité représentée par l'apparition d'Emmanuelle Devos. Ce mystère du rapport entre les mots et le corps hante la totalité du film.
La liberté est le terme de ce long apprentissage ; elle marque aussi la réalisation du film. Dans l'élan avec lequel le cinéaste recourt à tous les moyens nécessaires pour imprimer à son film son impérieuse marche en avant : cadre, rythme, lumière, voix off, ellipse, musique, citations et références, changement de ton, apparté, blague, mouvement de caméra, corps, voix et jeu des interprêtes, stylisation extrême ou réalisme intraitable. Desplechin fait feu de toutes les armes du cinéma sans jamais céder à l'effet.
Pourquoi ce personnage de critique londonien a-t-il l'accent français ? Parce que l'acteur est français... Auriez vous oublié que nous somme au cinéma ? Pourquoi ces plans ultre-brefs, hachés, puis ces longues observations d'un homme couleur ardoise, ces plongées en lumière charbonneuse ? Pourquoi cette flaque blanche lorsqu'Esther change de statut social et de domicile après avoir commencé sa carrière d'actrice ? Parce que la lumière et le montage sont devenus éléments de jeu et de dialogue et peuvent librement raconter l'histoire, au même titre que les mots et les gestes.
Frontière symbolique
Si on ne craignait le ridicule qui entoure, hélas !, ces mots-là, on dirait volontiers qu'au fronton d'Esther Kahn est gravé la formule "Liberté, égalité, fraternité", tant la mise en scène est exemplaire d'un rapport sans contrainte, mais respectueux de chacun, de chaque état, de chaque situation, et portant sur toutes les facettes du monde un regard chaleureux. C'est que le film sait (voilà sa liberté), ce qu'Esther ignore et ne comprend qu'au terme de son apprentissage, après s'être littéralement démoli le portrait au cours d'une scène à la limite du supportable, en se cognant contre cette énigme qui fonde le spectacle, et la démocratie. Il sait l'existence et la nature de la rampe, la ligne qui sépare la scène du monde et fonde les mécanismes séculaires de la représentation. Il sait que ce sont les questions les plus actuelles.
Dans la salle, l'homme-mots et la femme-corps sont séparés de part et d'autre de cette frontière symbolique. Sur scène, Esther construit l'espace où le verbe et la chair s'unissent pour exister, c'est à dire l'espace du jeu -on peut y jouer la mort aussi. En elle "tout ce qu'elle avait désiré pendant la plus grande partie de sa vie était enfin venu." Par-delà le vrai et le faux dont le vieil acteur a réglé la place, la croyance alors peut se construire. La croyance dans les histoires et, exemplairement, les histoires comme le cinéma en racontera, ce cinéma qui va naître le lendemain du jour où se termine Esther Kahn. La croyance qui engendre, à tous les détours de ce film, l'émotion, la stupeur, le rire, l'interrogation. Mais aussi, toujours, la croyance dans la société des humains.
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