| | La Sentinelle Claude-Marie Trémois
Un premier long métrage en compétition officielle à Cannes. La confirmation du talent d'un jeune cinéaste, Arnaud Desplechin.
"Là, t'es tout propre, avec juste un petit caillou de merde au milieu. Mais plus tu vas grandir, plus la salope, là-dedans, elle va grandir..."
C'est à cet instant précis, en face de ce gros homme inconnu et inquiétant qui l'insulte en lui disant des choses étranges, que la vie de Mathias bascule. Naturellement, il ne le sait pas encore. Il se contente de se poser des questions. Pourquoi, dans le train qui le ramène d'Allemagne en France, lui, paisible étudiant en médecine, a-t-il été conduit dans ce fourgon par deux soldats, armes au poing ? Pourquoi ce gros homme l'injurie-t-il ? Pourquoi fouille-t-il ses bagages ? Pourquoi lui parle-t-il de culpabité ("Pour moi, tu es coupable, que ce soit aujourd'hui ou demain.") et d'égoïsme ("Tu ne peux pas avoir d'amis si tu ne fais rien pour eux.") ?
C'est seulement le lendemain matin, en ouvrant sa valise, que Mathias va comprendre que cette nuit de cauchemar au passage de la frontière marque aussi une frontière dans sa vie. Sur le dessus, un paquet qu'il est sûr de n'y avoir pas mis. Une forme ronde enveloppée dans des linges. Du bout des doigts, il les déplie. Des cheveux apparaissent... Cet objet petit et rond est une tête coupée. Une tête réduite.
Si rien jusqu'ici n'avait pu donner à Mathias la prescience d'une tragédie imminente, il n'en va pas de même pour nous. Dès la première image - une voiture de police qui tourne doucement dans un rond-point de verdure en forme de cul-de-sac -, on ressent la présence, dans un univers apparemment serein, de quelque force implacable.
Nous sommes au consulat français d'Aix-la-Chapelle. Une fête est donnée dans les jardins. Mathias regarde jouer des enfants qui ressemblent à l'enfant qu'il a été. Il s'apprête à quitter cette ville où il a toujours vécu et où son père, mort depuis vingt ans, était en poste : militaire et diplomate.
Pendant ce temps, dans un salon, le consul raconte à une petite cour d'habitués la rencontre secrète, à Moscou, de Churchill et Staline. C'est là, juste avant Yalta, que l'Est et l'Ouest se sont partagés l'Europe. Récit extraordinairement précis (Alexis Nitzer est un acteur prodigeux) d'une entrevue mystérieuse.
Or, ce récit historique - utile, bien sûr, à la suite de l'histoire - est exactement fait dans le style même du film, d'autant plus mystérieux qu'il est d'une précision plus maniaque.
La Sentinelle confirme ce qu'annonçait déjà La Vie des morts : Arnaud Desplechin est un grand. Son univers est décidément hanté par la mort, et son style toujours aussi fluide. Il suit ses personnanges, les recadre dans le mouvement, combine travellings latéraux et panoramiques. Puis il coupe net, change d'axe ou cadre en gros plan un détail - un pied ou une serrure - et reprend sa course. Ses mouvements d'appareil collent de façon si évidente au propos que leur complexité devient presque invisible. La caméra nous happe.
Et, à force de ne nous montrer que l'essentiel, elle nous plonge, pied et poings liés, dans un monde inquiétant. Celui-là même où Mathias se débat et poursuit obstinément un curieux itinéraire.
Car, sous couvert d'une histoire d'espionnage, c'est bien d'une aventure spirituelle qu'il s'agit. Mathias, en cinquième année de médecine, est spécialisé en médecine légale - autrement dit, il autopsie des cadavres à la morgue. "Alors, tu t'occupes des morts, lui a dit le gros bonhomme du train. C'est bien, il faut s'en occuper."
Mathias s'en occupe. Il lui semble, quand il est parvenu à fixer exactement l'heure de la mort de son "patient", avoir arrêté, un instant, le temps. Et, quand il est dans la salle de dissection, il se sent bien : "Je suis au coeur, dit-il, à l'endroit où il n'y a plus de différence."
Sans doute a-t-il l'impression d'atteindre ce point ultime où se rejoignent la vie et la mort et, en perçant le secret de l'une, d'approcher peut-être celui de l'autre.
Alors, quand cette tête lui est mystérieusement confiée, peu à peu, il s'y attache. L'horreur fait place à la sympathie. Desplechin, par sa manière de le filmer, nous fait partager les sentiments de Mathias. "Elle est seule, faut bien que quelqu'un s'en occupe, non ?"
Mathias aime la tête. Non seulement il veut découvrir son identité, mais il veut aussi honorer sa mémoire. Comment ? Il n'est pas croyant, mais il va quand même consulter un prêtre catholique. Il tombe mal. En bon dualiste - et mauvais chrétien -, celui-ci croit à la vie de l'âme séparée du corps et ne le lui envoie pas dire : "Un cadavre, c'est rien : un objet." Les orthodoxes sont plus compréhensifs. Un pope bénit le bout de machoire que Mathias lui apporte.
Les services secrets s'en mêlent. Mathias est suspecté de détenir un objet compromettant. Mais il se tait. Il protège le gros homme. Toutes ces histoires d'espionnage ne le concernent pas. Il se sent investi d'une mission. Une mission qui le dépasse, qui lui est tombée dessus pas hasard, mais qu'il remplira jusqu'au bout. A n'importe quel prix.
Par les traits, Emmanuel Salinger ne ressemble pas à Claude Laydu, le petit curé de campagne de Bresson. Et pourtant les deux personnages se ressemblent. Ils ont le même regard doux, attentif, obstiné. Quelque chose de plus grand qu'eux les mène, à quoi ils obéiront jusqu'à la mort - donnée ou reçue. Non, ce n'est pas un petit caillou de merde que Mathias a au milieu de lui. C'est une petite obsession, mais qui va, en effet, grandir jusqu'à l'envahir tout entier. L'obsession des morts, de tous ces morts anonymes, victimes des guerres, chaudes ou froides, victimes de la cupidité des uns, de l'indifférence des autres.
"Je pense tout le temps à des charniers." Ce sont les derniers mots que nous l'entendrons prononcer.
La Sentinelle est un film désespéré qui devrait être désespérant. Comme aurait dû l'être La Vie des morts. Mais il faut se forcer à raisonner froidement pour ressentir cette désespérance. Car, bien que la mort triomphe, la puissance de vie captée par la caméra de Desplechin est si grande que c'est elle qui nous frappe, c'est elel dont on se souvient.
Le suicide d'un des leurs blessait tous les membres de la famille de La Vie des morts. Mais ces blessures, en déclenchant sursauts et convulsions, semblaient apporter un surcroît de vie. Comme si la vie naissait de la mort.
Ici, tout au long du film, on a souri : la lucidité et l'ironie des personnages désamorcent leur mal de vivre ou le dégoût qu'ils ont d'eux-mêmes. Pourtant, le désastre est complet. Non seulement la mort fait son oeuvre, mais la folie aussi. Mathias semble avoir pris sur lui le poids d'un crime collectif.
Mais c'est peut-être la possibilité d'une rédemption que lui a offerte le gros homme. Car, à force de creuser toujours plus profond à l'intérieur d'un corps ou d'une tête, on fait d'étranges découvertes. A filmer si bien la matière, le physique devient métaphysique.
Claude-Marie Trémois
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